Affairé au village de Meryton, Kenneth se trouvait par hasard sur les lieux. Il ne venait pas souvent au marché, il laissait les domestiques se charger des courses en général, cependant, il était conscient qu'il fallait savoir se faire bien voir auprès des habitants de Meryton, et que sa présence en un lieu fréquenté par les gens de bonne réputation l'aiderait à récupérer la sienne. Il faut dire qu'il se murmurait de nombreuses rumeurs à son sujet, qui étaient loin d'être fausses. Son chapeau recouvrait ses cheveux légèrement bouclés, et il s'en servait pour saluer quelques connaissances au loin. Il faisait preuve de politesse auprès des nombreuses personnes qu'il rencontrait sur le marché, et échappait des sourires afin de plaire aux mères de familles. La dernière chose sur sa liste: secourir une damoiselle en détresse. Il se dirigeait donc vers une boutique de rubans, dans l'espoir de pouvoir prêter un shilling ou deux pour flirter gentiment, quand il fut interrompu dans sa course. Un groupe de gentlemen bloquait son passage, et s'était arrêté pour rire aux éclats. Kenneth, qui avait l'esprit curieux et qui aimait partager les dernières plaisanteries, s'avança pour voir l'objet de ces rires.

...: Vous trouvez ça drôle...

Il était peu convenable pour une jeune fille à l'époque de dire tout haut ce que l'on pensait tout bas. Surtout pour une fille d'une modeste famille. Kenneth croisa les bras, un visage neutre, ne se laissant pas voir de la jeune fille. Pour le moment. Il attendait qu'elle se relève d'elle-même, et en profita pour observer l'état des lieux. Le pain frais que Jane avait acheté traînait à présent sur le sol, les bons fruits qu'elle avait du choisir avec attention se mélangeait désormais à de la boue... C'était fort pénible de la voir dans cet embarras. Il n'avait pas l'habitude de voir la jeune fille aussi déboussolée. Jane était d'un naturel calme et posé, et il se moquait souvent de son sérieux. Lorsqu'un jeune homme s'avança à nouveau vers elle, dans l'intention de la faire tomber, Kenneth se racla la gorge et prit le bras du vil personnage. Il prit la parole, d'un ton nonchalant.

KENNETH: Il paraîtrait que vous voudriez vous joindre à moi ce soir, en charmante compagnie, Mr. Fredericks?

Ce dernier, surpris, se retourna pour voir devant lui le "fameux" Mr. Dawsey. Ses compagnons firent un signe de tête pour saluer le nouveau venu, par politesse. Kenneth avait sur les hommes du village une certaine influence. Car il connaissait le nom des hommes qui fréquentaient les bas-quartiers dans des intentions peu catholiques, et Mr. Fredericks lui-même craignait qu'un jour Mr. Dawsey irait le dévoiler à ses paternels. Kenneth ne cligna pas des yeux, fixant ceux de Mr. Fredericks avec un air de supériorité. Il sourit ensuite, aimablement, et lança un sujet de discussion banal. Le groupe de jeunes gens avaient changé d'objet de distraction, laissant la pauvre Jane ramasser ses affaires discrètement. Cette dernière s'apprêtait à s'éclipser, lorsqu'une voix se fit entendre doucement derrière elle.

KENNETH: Vous allez bien, Miss Wyatt?

Kenneth prenait toujours soin de la vouvoyer et de l'appeler comme s'il s'agissait d'une égale, en rang. Peut-être que c'était un signe de respect pour son amie d'enfance. Ou peut-être était-ce le moyen de créer une distance glaciale entre eux. Nul ne saurait lire dans les pensées de Mr. Dawsey, tellement énigmatique. Il avait un air soucieux posé sur la jeune fille.

Kenneth ne lui offrit pas son aide directement. Il ne lui tendit pas la main, et ne ramassa pas ses affaires pour elle. Il était très difficile de le cerner, mais apparemment Jane le connaissait depuis assez longtemps pour avoir compris qu'il avait fait diversion... pour l'aider. Kenneth regarda la jeune femme lui répondre avec politesse. Il perçut également son regard plein de suspicion à son égard, et ne put s'empêcher de sourire d'amusement. Leurs relations avaient beaucoup changé depuis l'enfance. Et au lieu de déplorer ce changement, il préférait en observer l'évolution. Il essayait toujours de voir le bon côté des choses. Et s'ils n'étaient plus tout à fait amis, cela ne signifiait pas qu'ils ne pouvaient pas représenter autre chose l'un envers l'autre. Kenneth leva son chapeau lorsqu'elle se pressa de partir.

Il attendit quelques instants. Il jeta un regard à gauche, puis à droite. Puis, il prit une ruelle perpendiculaire à celle que Jane venait d'emprunter. Ils se retrouvaient désormais à l'abri des regards. Des bruits de pas se firent entendre dans la petite rue. C'étaient les siens, qui s'avançaient vers la jeune paysanne. Ses bottes s'arrêterent au niveau de Jane, et il secoua la tête négativement.

KENNETH: Je ne vous savais pas maladroite, Jane.

Kenneth ressentit un étrange soulagement, en l'appelant par son prénom. Il se recula légèrement pour l'observer. Il fouilla ensuite dans ses poches à la recherche de quelque chose. ... Son cigare (xD). Ignorant peut-être le malaise que sa jeune amie avait eu, il alluma le feu de son cigare sans attendre. Il continuait de la fixer de ses yeux moqueurs.

KENNETH: Vous êtes sûre d'aller bien, Jane ? Nous ne sommes pas dans une pièce de théâtre, je vous le rappelle, vous pouvez désormais descendre de scène et dévoiler votre vrai visage.

Spoiler:

JANE: Ce n’est plus Miss Wyatt ?

Une grimace se dessina sur les lèvres de Kenneth. Il se mit ensuite à imiter la révérence qu'elle lui avait fait quelques instants plus tôt, exagérant le geste telle une pirouette. Il répliqua, avec un petit sourire au coin, mais emprunta le ton provoquant de mademoiselle Wyatt.

KENNETH: Et vous apprenez de mieux en mieux à faire la révérence devant moi, apparemment.

Il écouta l'explication que lui confia son "amie". Il savait bien qu'elle n'avait pas pu tomber d'elle-même. Ca le rassurait de savoir qu'il la connaissait encore un peu. Il roula légèrement des yeux lorsqu'elle se reprocha la faute d'un autre. Comment aurait-elle pu faire plus attention ? Ces jeunes hommes étaient obstinés et auraient tout fait pour l'embêter encore de leur présence. Parfois, la volonté de Jane de toujours vouloir faire "plus" ou "mieux" l'agaçait au plus haut point. Son regard se porta ensuite sur les achats que Jane venait de faire. Comment une si fragile personne pouvait trouver la force de porter un poids aussi lourd ? Il regarda à nouveau Jane, la fixant droit dans les yeux en lui lançant cette accusation. La fumée de son cigare se dissipait dans la ruelle. Ce n'était pas tout à fait convenable de fumer en présence d'une femme, et dans un lieu public.

Il suivit les yeux fuyants de la jeune fille. Il avait toujours aimé la perturber. Elle, toujours si forte et dure d'ordinaire. Leurs regards se croisèrent à nouveau, lorsqu'elle daigna relever ses yeux vers lui. Elle n'avait pas tort. Lui-même portait un masque. Il était rare qu'il le retire. Et c'était pendant ces moments-là, quand il était seul avec Jane, qu'il consentait à le faire.

KENNETH: J'allais justement faire mes courses, moi-même.

Il proposait de l'accompagner à la place. Et il mentait bien sûr, comme je le disais précédemment, ses domestiques s'occupaient de ce genre de tâches. C'était juste un prétexte pour continuer de rester à ses côtés et discuter. Même s'il fallait donc qu'on les voit en public. Tant pis, il trouverait bien un autre mensonge pour expliquer cela aussi. Au risque de heurter à nouveau l'égo de son amie d'enfance.

JANE: Il le faut bien.

Non... justement, il ne fallait pas. Kenneth détestait qu'elle se croie inférieure à lui, maintenant qu'il habitait dans une famille très fortunée. L'esprit de Kenneth s'absenta. Il se revoyait avec Jane, insouciants, avec leurs parents qui riaient au loin. Lorsqu'ils étaient enfants, ces choses là n'étaient pas encore importantes pour les parents, surtout les parents de Kenneth. Malheureusement, à chaque fois qu'il rencontrait Jane, il ressentait deux émotions fortes, mais totalement opposées: du bonheur pour les instants qu'il avait savourés avec elle, et de l'infinie tristesse pour des instants qu'il n'aura certainement plus jamais avec sa famille. Ils avaient tous disparu, et Jane était la seule personne capable de lui rappeler qu'ils avaient existé.

JANE: Vous prendriez le risque d'être vu en ma compagnie, Kenneth?

Il sourit, avec un air étrange. Il l'avait laissé pendant toutes ses années croire qu'elle lui faisait honte. C'était mieux que de lui avouer ses réels sentiments. Comment le prendrait-elle s'il lui disait qu'elle le rendait triste ? que parfois il préférait qu'elle aussi aurait sombré avec le navire de son père ? C'était des pensées malsaines (et pas très gentilles xD). Elle soutenait son regard, avec une force qu'il jugeait assez impressionnante. Pour une femme de ce gabarit, elle arrivait parfois à le faire sentir tout petit. Il prit un air nonchalant, et haussa des épaules.

KENNETH : Vous pourriez être une de mes nouvelles domestiques, que je sache.

Qu'est-ce qu'il pouvait être maladroit en sa compagnie... ! Il secoua la tête, et vit que le regard de Jane était désormais bien sévère. Il se maudit intérieurement.

KENNETH : Plaisanterie de mauvais goût, veuillez m'excuser.

Un silence se fit, mais leurs yeux continuaient de se fixer l'un l'autre.

JANE: Soit. Que faisons-nous encore ici dans ce cas?

Apparemment, elle avait décidé de le pardonner - encore une fois ? - et cessa de le regarder. Il émit un petit sourire triomphant. Il avait conscience qu'elle craquait parfois face à lui. Il approcha son visage du sien, lorsqu'elle murmura. Il répondit dans le même volume.

KENNETH: J'aimerai bien le savoir.

Puis, il recula, s'éloignant un peu d'elle. Elle marchait lentement, à cause de ses courses. Il garda les bras croisés, signe qu'il n'allait certainement pas l'aider (goujat ! xD). Ils retournèrent sur la place du marché.

JANE : Après tout, ce n’est que la vérité..

Kenneth ne répondit rien. Il aurait peut-être du lui assurer qu'il ne pensait pas du tout ce qu'il venait de dire. Lui assurer aussi qu'il ne voyait aucune distinction entre leurs deux statuts sociaux. Lui dire la VRAIE vérité : il n'arrivait pas à rester sérieux trop longtemps, et préférait sortir des phrases maladroites. Il était toujours comme ça. Incapable de dire franchement ce qu'il pensait sans user d'ironie ou sans détourner le sujet.

Il suivit la jeune femme jusqu'au village, bras croisés, tête levée dans les airs. Il sifflotait doucement un petit air que Jane connaissait bien : Mrs. Wyatt le leur chantait de temps en temps quand ils étaient petits. La mère de Jane était l'ancienne gouvernante des Dawseys, avant le drame. Il fut suivi des années plus tard par le décès de la gouvernante. A croire qu'une malédiction s'abattait sur quiconque s'approchait de trop près d'un Dawsey. Kenneth se souvint que les mois qui suivirent la disparition de sa mère, Jane avait été encore plus froide à son égard. Il soupira discrètement, en se remémorant ces douloureux souvenirs. Ils n'arriveraient donc jamais à trouver la paix ?

MARCHAND DE FRUITS: Jane ?
JANE: J’ai eu quelques ennuis, et doit ainsi refaire le tour du marché.

Le marchand de fruits jeta un regard sur le jeune homme qui l'accompagnait. Kenneth avait encore l'esprit ailleurs, mais cessa de siffler lorsque Jane lui lança un regard... un regard à la Jane <3. Kenneth se gratta les cheveux, gêné, puis releva son chapeau pour saluer le marchand. Ce dernier paraissait surpris des bonnes manières de cet homme qui aurait très bien pu s'en abstenir. On sait très bien, quand on fait partie de la "lower class", que les nobles et les petits bourgeois avaient tendance à se sentir supérieurs.

MARCHAND DE FRUITS : Quel genre... d'ennuis ?

Le marchand regarda Kenneth avec un air suspicieux. Lorsqu'un gentleman s'approchait de trop près d'une pauvre paysanne, ce n'était jamais pour de bonnes intentions. On en entendait des histoires choquantes au village sur des relations pas très catholiques. Et la manière dont Kenneth regardait la douce Jane n'aidait en rien. Kenneth se mit à regarder dans les pommes du monsieur, feignant de ne pas comprendre l'accusation qu'il lui portait. Il n'y connaissait rien en fruit, il ne voyait pas quel était le plus mûr et quel était le plus pourri. C'était la même chose pour lui. Quoique, certaines pommes avaient l'air vraiment mal en point... Mais pouvait-on juger uniquement sur l'apparence ? Kenneth prit quelques fruits au hasard, et les mit dans le panier de Jane, occupée à répondre au marchand. Puis, cette dernière lui fit observer avec un petit sourire qu'il n'était décidément pas habitué à faire des courses...

JANE: Vous ne devez pas souvent faire vos courses, Kenneth.

Kenneth se rendit compte que c'était rare qu'elle l'appelle par son nom, surtout en public. Il ne réalisait pas encore à quel point cela lui réchauffait le coeur. Il voyait juste que le marchand de fruits avait tendu l'oreille et qu'il devait certainement interpréter des choses. Kenneth soupira intérieurement. Qu'est-ce qui allait encore se raconter au village ? "M. Dawsey courtise désormais une pauvre paysanne ! Oui vous savez, la jeune Wyatt... !" "Les Wyatt? Depuis que Henry s'est marié, sa femme semble avoir une mauvaise influence sur le reste de la famille, même la sage Jane !" Kenneth voulait éviter que Jane devienne vite la risée du village à cause de telles remarques. Elle continuait de lui fournir des conseils sur le choix des fruits.

KENNETH: Mais vous, vous êtes toujours aussi habituée à faire la leçon, Miss Wyatt. La chance n'a pas grand chose à avoir, j'ai eu un bon professeur pendant plusieurs années.

Il croqua une des pommes avec un petit air espiègle. Il la laissa régler ses achats sans rien dire. Il continuait de siffloter cet air si familier. Ils continuaient de marcher jusqu'au prochain stand. Cependant, la jeune femme hésita à s'arrêter.

KENNETH: Croyez-vous en la magie ?

Kenneth se pencha vers elle, et son visage s'approcha du sien. Il semblait analyser son visage. Puis il passa une de ses mains derrière l'oreille de Jane. Il esquissa un sourire. Il en sortit une pièce de monnaie. Ses yeux clairs, joueurs, fixèrent silencieusement ceux de Jane. Comme s'il communiquait avec elle par télépathie. "Est-ce suffisant ?"