La représentation de Roméo et Juliette était terminée, ou presque. Quelques applaudissements crépitaient encore dans la salle, mais Sophia s'était déjà éclipsée. Elle regardait toujours les spectacles du bout de la salle, et encore pas toujours en entier, vu qu'elle voyait déjà tout en répétition. Pour l'instant, elle s'était réfugié dans les coulisses. En général, elle attendait, au garde à vous, que les actrices, en l'occurrence, Fran et Lily, descendent pour les aider à se dévêtir. En tant que costumière, elle préférait s'occuper de cette tâche pour être sûre que les costumes ne seraient pas endommagés. En ce qui concernait le dévêtissement des hommes, elle leur faisait confiance...

Bref, toujours qu'elle attendait dans la loge de Lily, qui avait été brillante en Juliette, et qui portait pour la scène finale la robe la plus somptueuse de la pièce. En réalité, elle savait que Louise ne descendrait pas avant un moment. Elle aimait trop les courbettes et les applaudissements pour s'y soustraire, aussi Sophia s'assit devant le miroir, sur la chaise à l'assise en soie tendue, réservée aux actrices. Elle se regarda dans le miroir avec une certaine mélancolie. Elle songeait à Aidan, étincellant, comme toujours, dans le rôle de Roméo. Elle aurait tout donner pour être Louise. Mais elle aurait eu tellement peur. Elle soupira et ses épaules s'affaissèrent. Comme à son habitude, elle était habillée avec pudeur et simplicité : une robe en mousseline bon marché d'un jaune tendre, point trop décolletée, avec des manches longues. Ses cheveux étaient lâchés d'une manière trop négligée pour qu'elle paraissent distinguée.

Soudain, on frappa à la porte. Sophia se redressa brusquement. Ce ne pouvait être Louise. Elle n'aurait jamais pris la peine de frapper. Sophia attendit, tendue. On frappa encore. Elle s'avança vers la porte et abaissa la poignée. Elle se retrouva nez à nez avec un gentleman fort élégant et fort distingué. Elle s'inclina, comme la convenance le voulait, car elle ne pouvait être qu'inférieure à cet homme-là, et s'écarta de ce fait discrètement, mais délibérément de lui. Elle releva la tête et le dévisagea quelques secondes. Elle ne savait pas ce que diantre il voulait, mais elle ne trouva qu'une seule chose à dire :

"Mademoiselle Launey n'est pas encore là... Peut-être était-ce elle que vous désiriez voir ?"

Kenneth s'était levé avec passion à la fin de la représentation, pour applaudir la performance des jeunes acteurs. Il avait les larmes aux yeux, tellement il avait été ému par le spectacle qu'il venait de voir. C'était comme s'il avait vu matérialisé SA vision de ce chef d'œuvre shakespearien. Comme si le metteur en scène avait su capturer ses émotions et les retranscrire sur scène. Kenneth avait déjà eu l'occasion de croiser Aidan à certaines soirées, même s'il était assez réservé, et lui avait déjà fait part de son admiration. Maintenant, il réalisait aussi le talent ENORME des comédiens de cette troupe. Surtout la jeune fille jouant Juliette. Aussi innocente, passionnée, romantique et... si mortelle ! Kenneth aurait presque envié la place du Roméo, si son interprète n'était pas aussi talentueux. Mais vraiment, ce soir, les yeux de Kenneth n'en avaient eu que pour la jeune fille. Elle était SI jeune ! mais SI talentueuse ! Le rôle lui allait à ravir.
La salle reprenait ses lumières, et les comédiens revinrent sur scène une dernière fois pour les applaudissements. Certaines personnes quittaient déjà la salle petit à petit, et Kenneth se retrouvait le seul toujours debout, l'air illuminé. Il ressemblait à un fou. Il revint à lui, et ne perdit pas une seconde. Les comédiens profitaient de leur moment de gloire, et Kenneth lui s'empressa de partir rejoindre les coulisses. Il pensait qu'il était de son DEVOIR, de son OBLIGATION de remercier cette comédienne pour avoir égayé sa soirée. Comme quoi, il n'y avait pas que l'alcool et l'opium qui l'enivraient dans la vie ! (Il y avait aussi les femmes...)
Il dévalait dans les coulisses, demandant à toute personne qu'il rencontrait sur son chemin où se trouvait la loge de "Juliette". Les gens lui indiquaient le chemin avec un petit sourire amusé. Kenneth se comportait comme un petit garçon curieux des fois. Arrivé devant la loge de la jeune comédienne, il remarqua qu'il n'avait aucun cadeau matériel pour elle, mis à part ses compliments. Il haussa des épaules, peut-être que Louise Launey - c'était son nom ! - était une comédienne imbue d'elle-même après tout ? Il toqua donc à la porte, sûr de lui.
Une autre jeune femme se tenait là, les cheveux du même blond que la fille qu'il était venu voir. Kenneth resta silencieux, retirant son chapeau poliment de sa tête, et saluant comme il se devait la jeune femme.

... : Mademoiselle Launey n'est pas encore là... Peut-être était-ce elle que vous désiriez voir ?

KENNETH : ... "Mademoiselle" ? Française ? Hum...Intéressant.

Kenneth fut ravi d'apprendre que cette comédienne était d'un autre pays, cela promettait bien des conversations futures. Les Français n'étaient pas très connus pour leur familiarité avec la langue anglaise, et pourtant... "mademoiselle" Launey maîtrisait avec beauté le Shakespeare. Il fut d'autant plus impressionné, et excité d'en savoir davantage. Il comprit que le baisser de rideau n'avait pas encore terminé, et qu'il devrait peut-être attendre en la compagnie de... cette femme. Il fallait juste la convaincre qu'il n'avait pas de mauvaises intentions. Hum... et Kenneth se savait très persuasif quand il voulait.

KENNETH : En effet, je suis tombé sous le charme de la jeune femme, ou du moins de ses attraits de Juliette ! Je tenais à la féliciter en personne... Vous n'y voyez pas d'inconvénients je l'espère, Miss... Miss ?

Il ne se présentait pas encore, la laissant sortir de son moment de rêverie.

Sophia ne voyait pas vraiment ce qu'il y avait d'intéressant à ce que Louise soit française ou non, mais elle s'abstint de tout commentaire. Elle coula juste un regard vers l'homme, qui sous-entendait vaguement qu'elle le trouvait légèrement étrange. Sophia ne connaissait absolument pas le sentiment qu'avaient les hommes par rapport à l'exotisme d'une étrangère. Et pour ce que Sophia connaissait de Louise, qu'elle soit française ou anglaise ne changeait pas grand chose. Bref, la petite couturière se mettait légèrement sur ses gardes. Elle serait prudente pour Louise, étant donné que celle-ci ne l'était jamais pour elle-même. Au moins, l'inconnu distinguait l'actrice du personnage, et Louise ne serait pas traquée par un taré qui l'appellerait Juliette, c'était déjà ça. Elle s'inclina à nouveau devant l'inconnu, tout en se demandant si elle méritait vraiment le pronom de Miss. En général on l'appelait juste Sophia.

"Sophia Benneton, Sir, couturière et décoratrice ici..."

Voilà, comme ça le gentleman connaissait sa condition. C'était quelque chose qui stressait beaucoup Sophia : qu'on la confonde avec quelque chose qu'elle n'était pas. Mais quand elle se présentait ainsi complètement, il n'y avait pas d'ambiguité. Sophia ne savait pas quoi faire de ses mains et de ses bras, ni quoi faire de sa personne. Elle trouvait la situation atrocement gênante. Être seule, face à un homme qui attendait Louise, et qui n'en avait sans doute rien à faire de ce qu'elle disait ou faisait la soulageait et l'angoissait à la fois. Elle ne voulait pas laisser le silence s'installait. Et elle aurait bien aimé mettre le gentleman de hors aussi. Mais bon. Elle s'éloigna encore de lui et se décida à répondre à la première phrase qu'avait prononcé l'inconnu :

"Et en effet, Mademoiselle Launey est française, tout comme son frère et Monsieur Mauravier."

Sophia ne savait pas pourquoi elle disait ça, mais les mots sortaient de sa bouche avec un peu trop de facilité, ce qui était pour le moins étrange de la part de Sophia. Elle serra donc les lèvres et se résolut à ne plus dire un mot sur la troupe. Après tout, elle n'était pas absolument convaincue que l'homme soit sans mauvaise intention. Moins il en saurait, mieux Sophia se porterait. Elle s'enquit comme n'importe qu'elle personne de condition inférieure l'aurait fait :

"Peut-être désireriez vous vous asseoir en attendant, Mr... ?"