Il était fort rare de la voir au marché. Bien peu encline à se mêler à la population de Meryton, elle préférait demeurer entre les murs du manoir des Tiddlers, ou bien faire une promenade dans un endroit plus isolé. Cependant, il lui fallait se jour-là effectuer une commission pour ses employeurs. Certes, ceci n'était pas dans ses attributions, mais elle n'avait guère la possibilité de protester. Elle s'était donc plier à ces exigences sans se faire prier. Après tout, la marche lui ferait du bien. Malgré son handicap, elle ne refusait jamais un peu d'exercice. Une fois arrivée sur la place du village, elle fut bien contrainte de saluer les connaissances qu'elle pouvait croiser, avec toute la civilité requise, sans pour autant se débarrasser de sa froideur habituelle. Mais elle était une gouvernante et de sa part, cette marque de caractère ne choquait pas. Après tout, l'austérité des gouvernantes était quelque chose de tellement conforme à leur réputation que cela semblait naturel.

Une fois ces quelques salutations et échanges de politesse effectués, elle eut tout le loisir de se consacrer à sa tâche, et acheta ce qui lui avait été demandé. Puis, elle s'arrêta un peu près de la fontaine, afin de se reposer quelques minutes. Elle ne sentit pas qu'on l'observait, mais le hasard voulut qu'un jeune enfant un peu bruyant attire son attention dans sa direction, qui était aussi celle de Jack. À peine l'eut-elle aperçu du coin de l'œil qu'elle tourna brutalement la tête. Que faisait-il là? Elle se maudit de s'être trahie ainsi. Elle aurait tout bonnement dû l'ignorer. Elle savait qu'il l'avait vue.

Elle n'avait pas recroisé la route de cet homme depuis plusieurs semaines. Lorsque le hasard l'avait amenée à trouver du travail à Meryton, elle avait oublié alors qu'il y vivait. Et pourtant, lorsqu'elle avait pu le revoir, elle s'était remémoré chacun de ses traits. Et, immédiatement, la haine avait occupé chaque parcelle de son être. Il était associé à son oncle, cet homme qui avait fait de son existence un véritable enfer. Elle avait espéré qu'il ne l'eut pas reconnu. Après tout, elle avait grandi, elle avait changé. Mais certains détails la trahissaient, notamment sa démarche de boiteuse. Oui, il savait parfaitement qui elle était. Elle l'avait deviné d'après son regard. Et elle ne pouvait nier qu'elle avait terriblement peur de lui, bien qu'elle ait appris à masquer ses émotions à merveille. Elle ne voulait avoir à lui parler. Elle savait dans quel genre d'affaires il avait dû tremper, et désirait qu'il l'oublie plus que toute autre chose. Il lui rappelait trop de mauvais souvenirs, qu'elle avait tenté autant que possible, d'enfouir profondément dans sa mémoire.

Elle ne pourrait courir. Ce serait, de toute manière, inutile. Elle choisit de tourner les talons, le plus calmement possible, et de se mêler aux autres habitants, espérant qu'il ne la suivrait pas, ou mieux, qu'il la perdrait de vue. Il n'oserait pas l'aborder dans un lieu public, n'est-ce pas? Encore moins s'en prendre à elle. Elle ignorait de quoi il serait réellement capable en vérité. Elle n'avait entendu que de vagues rumeurs sur lui et ses activités. Mais elle s'en méfiait comme de la peste. Elle savait que d'un tel homme, on ne pouvait rien attendre de bon.

Elle avançait, calmement, espérant cette fois-ci croiser le visage de l'une de ses connaissances. Malheureusement, il semblait que ses espoirs soient vains. Elle ne voyait plus aucune figure connue qui aurait pu lui permettre d'échapper à M. Dennaker s'il lui prenait l'envie de s'approcher d'elle. Tout en marchant, elle conservait un visage calme et impassible, tandis que tout son être bouillonnait, habité par la crainte de ce qui allait se produire.

Elle espérait qu'il ne la suivait pas. Et pourtant, elle n'osait se retourner pour le vérifier. Si seulement il l'avait oubliée. Si seulement elle avait eu le bon sens de se rappeler où il vivait. Jamais elle n'aurait dû venir s'installer à Meryton. Elle avait voulu fuir un passé qui semblait déterminé à la rattraper. Elle devait rentrer au plus vite, et faire mettre une annonce dans le journal dès la première heure demain matin. En attendant d'obtenir une réponse, elle éviterait soigneusement de se rendre jusqu'au village. Son esprit bouillonnait. Elle ne parvenait plus à réfléchir de manière rationnelle et les projets les plus extrêmes se formulaient dans sa tête. Elle en était à supplier intérieurement qu'il ne l'aborde pas. Qu'il l'ait reconnue était déjà suffisamment éprouvant.

Malheureusement, ses prières ne furent pas entendues. Elle entendit sa voix, cette voix qu'elle aurait pu reconnaître entre mille. Il s'adressa à elle d'un ton particulièrement familier. Elle qui avait espéré voir quelqu'un de sa connaissance quelques secondes plus tôt était à présent soulagée de n'avoir vu personne. Elle commençait à être connue à Meryton. Elle ne passait certes pas pour quelqu'un de sympathique, mais tous la tenaient pour une personne respectable. Être associée à Jack Dennaker serait pire que tout, cela remonterait jusqu'aux Tiddlers, et elle serait tout bonnement renvoyée. Elle décida d'user avec lui de la plus froide politesse, ce qui lui permettrait de conserver un ton calme et une certaine distance.

« Veuillez m'excuser Monsieur, je n'étais pas certaine de vous avoir reconnue. »

Comme elle aurait aimé pouvoir faire comme s'il n'avait jamais existé. Tout en lui la répugnait, du ton qu'il employait, jusqu'à la manière dont il la regardait, en passant par les traits de son visage. Elle aurait tout donné pour l'avoir oublié. Mais il était là, devant elle, et elle ne pouvait s'empêcher de l'associer à cet homme qu'elle avait tant haï.

Mais que lui voulait-il? Quelles étaient ses intentions à son encontre? Il lui était impossible de le savoir, à moins de le lui demander, et cela, elle s'y refusait. Elle préférait ne même pas imaginer ce qui pouvait se tramer dans la tête de cet homme. Elle désirait simplement qu'il la laisse en paix. Elle ne lui devait rien. Ils n'avaient plus la moindre raison de s'adresser la parole puisque l'unique personne qui les reliait n'était plus de ce monde. Qu'il l'associe soudainement à son oncle fit monter un sentiment de colère en elle. Un éclair de fureur passa dans ses yeux noirs. Elle eut envie de lui hurler qu'elle n'avait jamais rien eu en commun avec cet homme. Qu'elle désirait qu'il ne s'approche plus d'elle, ne jette plus le moindre regard dans sa direction. Mais elle n'était pas sotte au point de se laisser aller à une si vaine colère. Ils étaient en public, et s'emporter ne lui créerait que des ennuis. De plus, ce serait également courir le risque que Jack ne se montre plus agressif, ce qu'elle voulait éviter à tout prix. Elle parvint à conserver un visage aussi impassible que possible, et un ton neutre. Elle ne voulait pas qu'il sache qu'il avait le pouvoir de la pousser à se laisser emporter.

« Si je vous ai offensé, Monsieur, sachez que ce n'était nullement dans mes intentions. À présent, veuillez me pardonner, mais j'ai beaucoup à faire. »

Elle avait effectué un effort considérable pour ne pas se montrer haineuse ou même méprisante à son égard. Elle désirait simplement mettre le plus de distance possible entre eux. Elle avait grandi. Elle n'était cette fillette farouche et craintive. Et pourtant, lorsqu'elle se trouvait face à lui, cette part d'elle, qu'elle croyait si profondément enfouie, remontait à la surface. Elle avait peur, terriblement peur de lui. Elle tourna les talons, sachant qu'il était bien peu probable que ses paroles aient pu avoir l'effet désiré.