Dans le long couloir parqueté résonnaient les pas du maître de maison. Il s'était levé d'une humeur vacillante ce matin-là. Déjà parce qu'il avait du mal à s'accoutumer à ce nouveau pays. De l'Angleterre, il n'avait connu que Londres et il n'en gardait pas un délicieux souvenir. Bien au contraire. Le reste de sa vie s'était écoulé à Edimbourg mais également dans les montagnes au coeur des Highlands.
Le petit village où il avait élu domicile - un peu malgré lui - était loin d'être aussi vallonné que sa contrée natale. Et cette maison… Il la trouvait lugubre.

Elle était la propriété de l'oncle Pimbleton et ce depuis plus de quarante ans. Ce dernier en avait hérité de son père. Sauf que l'oncle Pimbleton n'y était allé que quelques fois, pour rendre visite à sa famille, les Handiltons. Sur ses vieux jours, il n'avait plus trouvé la force de se déplacer jusque Meryton et la grande bâtisse avait été plus ou moins laissée à l'abandon, avec quelques domestiques veillant sur elle.

Elle était donc passablement délabrée. Alexander allait devoir mettre du coeur à l'ouvrage et la restaurer avant de la trouver convenable. Mais aujourd'hui, d'autres affaires l'attendaient. Il lui fallait d'abord commencer par le briefing de ses gens. Ils n'avaient plus l'habitude de gérer une maison "vivante" et avaient manifesté le désir que leur nouveau maître leur donne quelques directives. Alexander se sentait effroyablement mal à l'aise à cette idée. Il n'avait jamais géré de domestiques de sa vie, son oncle s'en chargeait. Lui, il concluait les affaires.

Il tourna à gauche et arriva dans la salle de réception. Celle-ci, d'une taille modeste, aurait pu s'avérer charmante si ses tapisseries avaient été refaites. Sans parler des rideaux ! Les domestiques, qui étaient composés d'une femme de chambre, d'une gouvernante, d'un cuisinier, d'un maître d'hôtel et d'un jardinier, étaient tous alignés au centre de la pièce. D'un alignement militaire, comme savent faire les Anglais.

Alexander demeura un moment au seuil de la porte et les regarda tous, en rang d'oignons. Il eut un léger sourire mais s'efforça de le gommer. Il s'avança, les épaules redressées et réalisa que personne n'osait lever les yeux. En effet, il y avait un sacré briefing à faire ! Fallait-il commencer par leur dire que les Écossais ne mangeaient pas leur personnel au petit déjeuner ?

***

En fin d'après-midi, il vit avec effroi que la journée était passée sans qu'il s'en rendit compte. Il venait de finir une lettre, qui s'adressait à sa cousine aînée. Cette dernière représentait pour lui ce qu'il y avait de plus proche d'une soeur. Elle était bien entendu plus jeune que lui mais il lui confiait quasiment tout.

MacLean se leva de sa table de travail et rajusta son gilet avant de passer une veste. Il fallait qu'il se rende dans le village afin de faire partir cette lettre avant que le bureau ne ferme. D'un pas vif, il sortit et fit demander sa voiture.

Quelques minutes plus tard, il marchait dans les rues de Meryton. Il regarda sa montre et vit qu'il allait louper l'horaire. Il émit une sorte de murmure agacé et mécontent car il ne savait pas trop où était ce bureau de poste. Maugréant dans sa barbe de quelques jours, il se dirigea à l'instinct et passa aux abords de l'école pour filles de Meryton. Non, décidément, ce n'était pas le bon chemin… Il regarda en l'air, comme si la solution allait lui venir directement du ciel mais rien de tel ne vint… Ce fut plus une sorte de soufflet qu'il récolta. Il lança un "eh !" avant de s'apercevoir que la gifle n'avait pas été d'une grande intensité du fait de la taille de la main qui la donnait. Geste involontaire d'une toute jeune fille visiblement. Mais Alexander était un peu agacé par ses péripéties de la journée et sans vraiment y penser, dit d'un ton plutôt bourru :

- Ne vous apprend-t-on guère les bonnes manières dans vos pensionnats d'Angleterre ?

Un peu trop fort, sur un ton un peu trop sec, certes. Aussitôt, il s'en voulut mais c'était trop tard. On pouvait noter qu'il avait appuyé sur le "vos" sans trop s'en apercevoir non plus. Levant un sourcil, il semblait attendre mieux qu'un "oups". La jeune fille avait une figure charmante mais pour le moment, ce détail n'était pas encore suffisant pour l'attendrir.

Bethany en restait abasourdie. Si le choc n'avait pas était violent pour l'homme, il l'avait était pour elle qui avait été loin de s'y attendre. Son visage lui était, de plus, inconnu, et elle ne pouvait ainsi se faire une idée sur la réaction qu'il pourrait avoir d'elle. C'était assez perturbant pour elle qui aimait tant les promenades dans Meryton et qui connaissait ainsi, au moins de vue, tous les habitants. Un certain soulagement se fit en revanche sentir de ne pas avoir été giflée. C'était comme ainsi dire une habitude pour elle lorsqu'elle commettait une erreur, et celle-ci n'était pas des moindres. Pour un homme, qui à sa manière de se vêtir était de toute évidence un Lord, ainsi brusquée par une jeune fille sans rang, le réflexe aurait paru logique. Mais il n'en fut rien. On sentit en revanche tout son agacement dans ses paroles, dont le ton était froid et sec.

Alexander : Ne vous apprend-t-on guère les bonnes manières dans vos pensionnats d'Angleterre ?

Son jugement s'était avéré correct, son insistance sur le mot "vos" indiquait bien qu'il était inconnu à ce petit village, mais pas cela. De toute l'Angleterre même. Qu'est-ce qui pouvait un homme respectable à quitter son pays d'origine pour venir s'isoler dans un tel village ? Dans tous les cas, il devait à présent se faire une piètre opinion des demoiselles anglaises par sa faute. Cela pourtant n'effleura même pas son pauvre esprit tant Miss Shaw restait effrayé face à cet homme. Ses yeux s'étaient agrandis, ses joues rosissaient à vue d'œil et sa bouche ne paraissait vouloir ni se refermer, si articuler quelque parole.

Force de concentration, elle finit par parvenir à reprendre contenance. Elle redressa les épaules, ferma la bouche, et s'éventa légèrement pour rendre à son teint cette couleur porcelaine. Il n'y avait en revanche nul besoin de se reculer, le choc l'avait bien fait rebondir un bon mètre plus loin. Quel carrure il avait pour rester ainsi immobile alors que son petit corps frêle s'était ainsi vu propulsé si loin ! Il n'en demeurait que plus imposant. Elle retint un frisson, et s'armant de courage, parvint enfin à articuler une phrase convenable.... N'importe quoi qui puisse faire oublier ce ridicule "oups" en réalité.

Bethany : Pardonnez mon impolitesse monsieur. Je vous assure en être réellement navré. Il semble qu'emportée par un élan trop important de joie, j'en ai oublié mon rang et le comportement m'étant dû.

Elle conclut ses excuses par une révérence. Tout ceci avait été prononcé d'une traite, mais avait été dit au moins. Il semblait cependant que rien ne puisse effacer son geste et elle aurait préféré s'enfuir en courant pour s'enterrer dans un trou loin de tout cela ! Cette bousculade, de plus, avait attiré les regards sur eux, et cela ne l'embarrassa que plus encore. Le rouge reparaissant sur ses joues, elle leva son éventail à hauteur de son visage, espérant ainsi masquer ce trouble si apparent.

Il avait l'air de monter sur ses grands chevaux comme ça, mais intérieurement, il n'en menait pas large... Son sport préféré n'était pas de traumatiser les enfants tout de même. Surtout que celle qu'il avait en face de lui présentait bien et avait l'air de se tenir convenablement....... d'habitude ! Non, l'idée de la gifler ne lui vint guère à l'esprit, ce n'était pas un homme violent de nature et il n'aimait pas affirmer son aristocratie de la sorte. Quoi de moins noble que d'administrer un soufflet à une gamine qui vous bouscule ? Non, son amour propre ne se nichait point là.

La jeune fille avait l'air plutôt déstabilisée et gourd qu'il était dans ses relations humaines, il n'arrivait pas à mettre la langue sur le mot juste pour lui dire que tout allait bien, qu'il n'y avait pas mort d'homme. Tiens, ces mots là par exemple ! Mais rien à faire, ils ne franchissaient pas ses lèvres. Sa tête était trop occupée par d'autres considérations comme "foutu pays, la poste va fermer, au fait où est-elle ?, il ne fait pas trop mauvais aujourd'hui..." Des considérations capitales, comme vous venez de vous en apercevoir.

Toutefois, force fut de constater que la petite reprenait contenance. Il n'avait donc point besoin d'élaborer de pompeuses phrases pour rassurer cette enfant, du moins s'en croyait-il à l'abri. Il avait l'habitude de ne point effrayer les filles de cet âge, ayant quasiment élevé ses cousines. Il en oubliait que se télescoper avec un étranger à la mine quasi patibulaire pouvait effrayer les écolières !

Bethany : Pardonnez mon impolitesse monsieur. Je vous assure en être réellement navrée. Il semble qu'emportée par un élan trop important de joie, j'en ai oublié mon rang et le comportement m'étant dû.

Voyez comme elle est bien élevée. Son apparence ne l'avait donc point trompé et hormis cette bousculade, elle avait des manières tout à fait correctes. Et puis elle avait un visage avenant et une expression un brin naïve qui aurait fait fondre n'importe quel homme normalement constitué. Si bien qu'il esquissa un semblant de sourire. Je dis un semblant de sourire, car Alexander n'était pas de ces gens qui affichent un sourire jusqu'aux oreilles. Il répliqua :

- Allons, vous voilà excusée par vos agréables paroles et la fraîcheur de votre âge.

Après tout, à son âge, il gambadait dans la nature, allant libérer les moutons du voisinage, chapardant les confitures de sa mère et pillant les arbres fruitiers de tous les domaines. Il n'avait acquis que tard les bonnes manières. Sa réflexion sur l'Angleterre avait donc été tout à fait injuste mais était sortie du cœur.
Il finit par remarquer qu'on les observait. Les curieux étaient partout et on s'attendait certainement à le voir rabrouer cette jeune femme inconsciente et on ferait des gorges chaudes de l'altercation à la veillée. Il jeta un coup d'œil très froid à deux dames qui murmuraient on ne sait quoi et revint à Bethany, qui visiblement, se tenait là, mal à l'aise. N'osant point prendre congé mais espérant pouvoir se soustraire au regard des autres.
Instinctivement, il la prit par l'épaule et la fit pivoter pour l'emmener un peu plus loin, dans un coin où on ne pourrait plus les observer comme au cirque. Il espéra que par un tel geste, sa jeune interlocutrice ne se croyait pas bonne pour de nouvelles réprimandes. Ils firent quelques pas supplémentaires :

- Vous pouvez à présent baisser votre éventail, je crois que nous n'attirons plus l'attention.

Il lui lâcha le bras et se trouva lui-même un peu gêné de cette entrevue un brin plus intime. Il aimait bien son air, qui lui rappelait sa plus petite cousine, toujours si prompte à s'effrayer. Vu qu'il ne trouvait rien à lui dire d'autre, il prononça ce qui lui trottait dans l'esprit depuis tout à l'heure :

- Sauriez-vous dans quelle direction se trouve le bureau de poste ?

A peine eut-elle finit ses excuses, qui lui semblèrent bien piètre soit dit en passant, tant elles avaient été déballées rapidement, qui lui sembla entrevoir l'ombre d'un sourire. Peut-être se moquait-il d'elle ? Non il semblait plutôt compatissant. Enfin, du peu qu'elle en avait vu, c'est l'impression qui s'en dégagea. L'homme avait un visage assez fermer qui ne laissait rien voir de ce qu'il pouvait ressentir. C'était assez troublant pour elle dont on avait trop souvent dit le contraire du sien. On voyait au rouge de ses joues sa naïveté, à la lueur de ses yeux sa naïveté, mais à ce sourire si rayonnement toute la gentillesse dont elle pouvait faire preuve...

Alexander : Allons, vous voilà excusée par vos agréables paroles et la fraîcheur de votre âge.

Ainsi ses paroles témoignaient d'une certaine amabilité de par ses compliments. Elle en fut d'autant plus perturbée, mais esquissa un sourire pour ne pas paraître plus impolie encore. Cet homme l'intimidait : il présentait déjà une certaine carrure et l'âge bien plus avancé qu'elle qu'il devait certainement avoir lui imposait un respect et une distance dont elle n'avait pas du tout fait preuve jusqu'à présent. Elle nota à cet instant un regard froid qu'il lança, et se fit plus petite encore. Elle comprit pourtant qu'il s'adressait surement à des femmes derrière elle lorsqu'il la prit par l'épaule pour l'en éloigner. Elle fut très gênée de ce geste presque paternel, alors qu'ils n'avaient même pas été présentés. Cependant il la conduisit à l'écart et elle craint de nouveau des remontrances. Il n'en fit pourtant rien.

Alexander : Vous pouvez à présent baisser votre éventail, je crois que nous n'attirons plus l'attention.

En effet elle laissa échapper un soupir de soulagement. Il avait dû comprendre son geste et l'avait ainsi attirée à l'écart de tous ces regards indiscret. Peut-être se montrait-elle trop craintive à son égard. Sa réaction avait été naturelle ! Elle l'avait deviné étranger, et l'une des premières impressions qu'il pouvait se faire sur les habitants de ce village était le manque certain d'éducation que recevait certaines jeunes filles. Enfin il n'en était rien mais c'était l'impression qui en découlait. Pourtant elle avait beau essayé de se convaincre que l'homme devait être tout à fait aimable, elle ne parvenait à effacer de son esprit cette image menaçante qu'elle gardait de lui.

Alors qu'elle commençait tout juste à se faire à l'idée de la gentillesse éventuelle de l'homme, elle associa le manque de regards importuns à l'intimité dans laquelle il les avait conduit. Serait-il donc de ces hommes qui abusaient des demoiselles sans défense. Serait-ce la sa punition ? Elle commença à paniquer : rien de visible, mis à part qu'elle tritura nerveusement son éventail, mais intérieurement du moins. Il baissa pourtant la main et un grand blanc s'installa. Elle ne savait quoi dire, et encore moins à quoi s'attendre.

Alexander : Sauriez-vous dans quelle direction se trouve le bureau de poste ?

Pas à ça en tout cas ! Trop craintive, c'était cela. Il devait certainement être aussi gêné qu'elle, mais voilà qu'elle s'inventait tout de même une histoire aussi farfelue qu'improbable ! Cela n'existait pas les viols de jeunes filles dans les ruelles désertes voyons ! Elle s'éventa légèrement, et lui répondit tranquillement.

Bethany : Bien sûr. Je suis votre obligée monsieur. Vous vous êtes montré trop généreux avec moi malgré mon comportement. Nous pourrions faire la route ensemble, nous ne sommes pas bien loin.

Elle aurait de loin préféré lui indiquer la route et repartir de son côté, mais quelque chose la poussa à l'accompagner jusqu'à destination. Peut-être l'air quelque peu perdu avec lequel il avait formulé cette requête ?

Avant de lui poser sa question, il s'était légèrement penché en avant, ce qui faisait qu'il la surplombait tout à fait. Il réalisa, au bout de quelques longues secondes que la jeune personne était totalement gênée par la situation, voire mortifiée. Après tout, ils ne se connaissaient que depuis un quart d'heure et voilà qu'il l'emmenait à l'écart. Ah, quand le naturel revient au galop...
Toutefois, il était content de n'avoir pas hésité à lui demander son chemin, car bien qu'elle eut l'air tout sauf réjouie à l'idée de l'accompagner - bien qu'elle le proposa bien gentiment - elle ne pouvait plus se méprendre sur ses intentions. Tout du moins si de telles pensées lui avaient effleuré l'esprit. Il lui fit un nouveau sourire, un peu plus marqué cette fois-ci, afin de la mettre à l'aise et il acquiesça :

- Fort bien, faisons donc le chemin ensemble. Au fait, je manque à tout mes devoirs, je me nomme Alexander MacLean.

Après tout, un quart d'heure plus une petite promenade à deux, ça justifiait de se présenter dans les règles. Sans plus attendre, il la suivit et fit en sorte de ne marcher ni trop près, ni trop loin, afin de ne pas empiéter sur son espace vital, tout en ayant la possibilité de poursuivre la conversation. Il cherchait d'ailleurs déjà les sujets d'usage, alors que leurs pas les menaient dans une rue plus fréquentée.

C'était la fin de la journée, les divers commerces commençaient à fermer et leurs propriétaires balayaient le pas de leur porte. Quelques coches se frayaient un chemin et les sabots des chevaux résonnaient parfois sur une pierre qui s'était fichée dans la route de terre.
Le bourg de Meryton était tout à fait charmant et les habitants semblaient plutôt paisibles, dans ce coin reculé d'Angleterre. À croire qu'ils affichaient une sérénité proportionnelle à l'horreur qui emplirait bientôt leurs traits sous les coups de l'orageuse tragédie qui allait les frapper.

Alexander détailla du coin de l'oeil la jeune fille qui lui servait de guide. Elle était menue, avec des gestes tout à fait aériens, quand toutefois elle se tenait convenablement. La gifle qu'il avait reçue n'avait pas eu la distinction que les mains de la jeune femme affichaient alors. Mais il n'était pas partisan de ces demoiselles trop formatées par leur siècle qui finissaient par perdre à tel point leur naturel qu'elles semblaient tenir un rôle de composition toute leur vie. Passer la sienne auprès de cette sorte d'actrice devait être intenable !
Il lui fit la conversation, au bout de quelques minutes de silence :

- Etes-vous depuis longtemps installée à Meryton ?

Son sourire calma un peu ses pensées qui semblaient s'emballer dans une tornade de sentiments. La crainte avait rapidement fait place à la honte, de nouveau remplacer par la peur et la confusion, pour en arriver à une sorte de soulagement temporaire. Être une demoiselle de 16 ans, à l'imagination débordante et aux hormones en plein effervescence n'était pas de tout repos. Ainsi lorsqu'il se présenta, elle en tira un certain réconfort.

Nous sommes toujours plus à l'aise auprès de quelqu'un dont le nom ne nous est pas inconnu, quand bien même il l'eut été quelques secondes plus tôt. Peut-être était-ce dû au fait que l'on pouvait souvent en déduire le caractère du personnage, sa réputation le précédent... Non, car dans le cas présent, l'homme était étranger à Meryton, et à tous ses ragots par la même occasion. Alors était-ce surement dû au fait qu'en cas d'incident, il y aurait toujours un nom à révéler, un coupable que l'on pouvait dénoncer ? Elle n'en était pas certaine non plus, et après tout, pourquoi se le demander, puisque cela lui importait peu. Elle voyait dans ces présentations l'illusion d'un quelconque apaisement, grand bien lui fasse. Redressant les épaules et prenant un ton quelque peu important, elle se présenta à son tour, puis lui fit une révérence. Elle espérait qu'il y verrait là les bonnes manières et la politesse dont elle pouvait faire preuve. Tout était bon à prendre pour lui sortir de l'esprit cette première mauvaise impression de toute façon.

Bethany : Je suis enchantée... Lord ? MacLean. Je suis Miss Bethany Shaw, et encore terriblement désolée de cette si regrettable bousculade.

L'homme n'ayant pas bronché lorsqu'elle énonça son titre, elle en conclut ne pas s'être trompé à ce sujet non plus. Meryton offrait une vue assez large de toutes les classes sociales qu'il était possible de rencontrer. Les gens n'était surement pas aussi riche qu'en ville, et ne suivait certainement pas non plus toutes les dernières tendances, mais elle y était certainement plus varié. Fermiers et Lord se rencontraient dans les parcs, tandis que les jeunes Miss se liaient souvent d'amitié avec les domestiques de ces grandes familles, quand ce n'était pas avec les propriétaires directement. Oui elle se flattait de se tromper rarement sur le titre d'une personne, mais on ne pouvait certainement pas lui attribuer de mérite pour cela car n'importe qui ici en aurait été capable.

Ils avaient déjà marché une bonne partie du chemin lorsque le Lord reprit la parole. Elle avait été tant absorbée par ses pensées et sa crainte de parler et de dire une bêtise qu'elle ne s'était même pas rendu compte que du coup, rien n'avait été dit. L'homme, qui gardait une distance raisonnable entre eux, ce dont elle lui fut reconnaissante, regardait alentours, comme pour mémoriser le chemin pour une prochaine fois, ou peut-être laissait-il simplement son regard vagabonder entre les différents passants. Peu lui importait, mais ce n'est que lorsqu'elle sembla deviner, du coin de l'œil, qu'il l'examinait, qu'elle fut gênée. Elle n'avait jamais été de ces filles qui aiment être admirées sans vergogne aucune.

Alexander : Etes-vous depuis longtemps installée à Meryton ?

Elle ne comprit pas en quoi cela pouvait l'intéresser... Les inconnus ne traitent-ils pas en général de sujet comme... La météo ? Oh peu importe ! Après tout elle lui était rentré dedans ! Alors quelle importance pouvaient avoir les sujets qu'il était plus habituel de traiter ?

Bethany : Oui j'y vis depuis toujours.

Elle aurait bien ajouter "je suppose", ou plutôt dit "J'ai toujours vécu au pensionnat"... Mais mieux valait ne pas étendre un passé si vague au premier venu, alors sa réponse ferait très bien l'affaire...

Bethany : Je crois deviner que vous arrivez depuis peu ?

"Cherche toujours une question appropriée à la situation Alexander. N'empiète jamais sur la sphère personnelle, surtout avec les inconnus. Reste neutre, parle du beau temps, cela fonctionne toujours..."
Il s'agissait là d'un des conseils de l'oncle Pimbleton. Il ne comptait plus les fois où il avait entendu jadis cette phrase ou une phrase similaire. Pourtant, malgré ses efforts répétés, le neveu n'avait jamais réussi à complètement intégrer cette règle de vie. Entretenir une conversation de circonstances l'ennuyait profondément. Il préférait se taire plutôt que de parler du beau temps. Or, se taire tout à fait était souvent pris pour une marque de grossièreté. Si bien qu'il cherchait en vain des phrases appropriées et finissait immanquablement par tomber à côté. Et encore, avec la jeune Bethany, il avait réussi à ne point trop dépasser les limites. Lui demander la date de son installation dans la région n'était pas si mal venu que ça, même s'il aurait mieux valu s'en tenir à la météorologie.

Peut-être agissait-il ainsi pour faire parler les autres et ne point trop en révéler sur lui-même. Après tout, quand vous poussiez les gens à se confier, ils ne vous harcelaient plus de questions. Quoique cette stratégie pouvait avoir l'effet tout inverse, lorsqu'on tombait sur une personne qui souhaitait rivaliser avec vous en nombre de questions... Mais la demoiselle était jeune et jamais, ô grand jamais, elle n'aurait osé lui faire subir un interrogatoire. Il était donc rassuré de ce côté là.
Et puis, une fois encore, elle lui rappelait sa plus jeune cousine. Sa famille lui manquait plus qu'il ne l'aurait cru et il développait une sympathie pour Bethany avant même de la connaître tout à fait. Il ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle avait l'air seule au monde. C'était peut-être une simple projection de lui-même, cherchant à voir chez les autres la solitude que lui ressentait intérieurement.

La question de la jeune fille ne l'étonna pas. Avec ses allusions, il avait fini par se faire découvrir. Et puis il ne portait pas un nom anglais donc c'était un indice évident. Tout comme elle, il préféra ne pas s'étendre sur les raisons de son arrivée dans le coin. Après tout, il ne savait rien de Bethany. Et si elle était aussi discrète que sa plus jeune cousine, justement, mieux valait ne point trop en dire ! Il avait tendance à croire que les demoiselles, encore en devenir, ne savaient tenir leur langue. S'il pensait régulièrement que le naturel devait être préservé, il croyait pertinemment que la langue pouvait être dévastatrice si elle n'était pas tenue. Eléanore et lui n'étaient-ils pas tombés du haut de leur idylle à cause des mauvaises langues ?
Là-dessus, ce brave Alexander n'était pas trop objectif. Car on peut aisément imaginer qu'il s'agissait d'un devoir moral de révéler alors un adultère... Mais il ne pouvait digérer l'opprobre et l'éloignement qu'il avait subi alors. Il finit par répondre :

- En effet, je suis récemment arrivé à Meryton. Vous êtes une fine observatrice.

Ce n'était point une gausserie, mais il lui sourit quand même. Chemin faisant, il vit bientôt ce qui ressemblait à un bureau de poste. Il vérifia que sa missive se trouvait bien dans la poche intérieure de sa veste. La lettre était épaisse, il avait déjà tant de choses à leur raconter. Si ça n'avait tenu qu'à une histoire d'héritage, cela ferait longtemps qu'il serait rentré en Ecosse. Mais le médecin avait dit que ce petit séjour lui ferait du bien. En effet, depuis qu'il était là, il n'avait plus eu de mal à respirer, même la nuit. Il espérait que cet état demeurerait.
Lorsqu'ils furent devant l'endroit qui l'intéressait tant, Alexander adressa de nouveau la parole à Bethany :

- Merci beaucoup, Miss Shaw, de m'avoir accompagné jusqu'ici. Je tenais à ce que ma lettre parte dès aujourd'hui.

Il faillit la saluer et la quitter sur cette phrase mais il se rappela que le soir approchait et que la demoiselle était jeune. N'était-il pas de son devoir de lui proposer au moins de l'escorter quelque part. Il ajouta :

- Voulez-vous m'attendre pour que je vous raccompagne jusque chez... hum... vos parents ?

Le soleil déclinait rapidement et Bethany fut soulagé de savoir que le chemin séparant le pensionnat du bureau de poste était relativement court. De fait, ils avaient entamé leur conversation alors qu'ils en avaient déjà parcouru une bonne moitié, ce qui réduisait très largement le temps qu'elle aurait encore à passer à l'entretenir. La jeune miss avait beau commencé à reprendre confiance en elle, et surtout croire aux intentions aimables de l'homme l'accompagnant, il n'en demeurait pas moins qu'elle était à présent seule avec un homme tout juste rencontré et qui ne lui avait pas été présenté par autrui, ce qui aurait pu faire preuve de sa bonne foi. Pourtant elle s'efforçait de ne pas repenser au rapprochement qu'il avait effectué quelques instants plus tôt. Il avait beau y mettre fin rapidement, et changer de sujet tout aussi vite, quel genre d'inconnu prenait ainsi par le bras une demoiselle pour l'attirer dans un endroit isolé ? Son ignorance du monde pourrait surement excuser ses craintes...

Alexander : En effet, je suis récemment arrivé à Meryton. Vous êtes une fine observatrice.

Nul besoin que son visage n'exprime ses tensions grandissantes -et infondées. Elle remua la tête dans un geste imperceptible, et lui répondit d'une voix calme et posée.

Bethany : Oh ne voyait là nulle preuve de quelque talent d'observation dont je pourrais être pourvue. Meryton est un village où chaque visage est connu de tous. Les noms ne tardent d'ailleurs pas à suivre...

Un sourire timide traversa son visage, et elle poursuivit plus doucement, le rose colorant doucement ses joues.

Bethany : D'ailleurs si je puis me permettre... Un homme de votre rang tout juste arrivé en fera bientôt jaser plus d'une...

Ne sachant pas si sa remarque serait bien venu, elle riva son regard sur ses pieds et laissa toutes ses craintes resurgirent ! Sa langue s'emballait décidément bien trop facilement une fois qu'elle était déliée, zut ! Par chance, son attention avait semblé être détourné par la vision du bureau de poste au détour d'une rue. Elle avait prononcé cette dernière remarque si bas qu'il n'y avait peut-être pas porté attention ? Quelques rapides enjambés et ils furent devant.

Alexander : Merci beaucoup, Miss Shaw, de m'avoir accompagné jusqu'ici. Je tenais à ce que ma lettre parte dès aujourd'hui.

Elle s'apprêtait à lui faire ses adieux mais à peine eut-elle ouvert la bouche qu'il reprit la parole.

Alexander : Voulez-vous m'attendre pour que je vous raccompagne jusque chez... hum... vos parents ?

Celle-là, elle ne l'avait pas vu venir ! Du coup elle garda bêtement la bouche ouverte alors qu'il attendait d'elle une réponse ! Elle tenta quelques réponses, mais ne sortit d'elle qu'un bégaiement incompréhensible. Elle qui se préparait déjà à partir à tout jambe pour essayer d'oublier cette après-midi qui s'était révélée plus riche en émotion qu'elle ne l'aurait cru... Elle en resta... Sur le cul ! xD Tentant de reprendre contenance elle entama un semblant de réponse.

Bethany : J'accepterais avec plaisir votre proposition d'escorte, si je ne craignais de vous déranger. S'il n'en est rien en revanche, me raccompagner jusqu'au pensionnat serait amplement suffisant.

Sa voix se brisa sur le mot pensionnat. Rezut ! S'il n'avait pas tout de suite fait le rapprochement entre sa sortie de l'école et le fait qu'elle vivait ici depuis toujours, ce ne serait bien difficile à présent. Comment faisait-elle déjà pour toujours trop en dire ? De plus, elle ne pouvait ignorer ce que signifiait un nouveau trajet en sa compagnie. Le soleil aurait alors fini sa course et elle serait toujours seule en sa présence. Pourvu que cela le dérange et qu'il préfère prendre congé dès à présent ! Qui a dit que Bethany était courageuse ? Surement pas elle...

A peine avait-il eu l'obligeance de lui proposer de la raccompagner, qu'il s'aperçut qu'il aurait gagné à se taire. Après tout, passer sur le protocole quand on se connaît à peine, est-ce bien important ? Mais bon, quand il la regardait, il la voyait toute tremblotante et hésitante et ça ne lui donnait pas trop envie de la laisser seule. Après tout, il pouvait lui arriver quelque chose sur le chemin. Nous étions à Meryton certes, et la criminalité n'était pas la même qu'à Londres... Toutefois, un excès de prudence n'était jamais mauvais.
Fort bien, avouons-le : Alexander, au contact de ses jeunes cousines, qu'il avait quasiment fallu élever après la mort de leur père, avait développé un côté un brin protecteur.

Il voyait pourtant que la proposition la mettait mal à l'aise. Il aurait fallu être plus qu'un sot pour ne point s'en apercevoir. Il se passa un doigt sur son sourcil droit et, devant son bégaiement, essaya de ne pas trop la fixer afin de ne pas renforcer son malaise. De toute façon, maintenant qu'il s'était lancé, il ne pouvait décemment lui répondre "Oui, je viens de me rappeler que je suis extrêmement occupé, au revoir". Ah, s'il avait su que c'était ce qu'espérait du plus profond de son cœur son interlocutrice !
Tous deux liés par l'incongruité de la situation, ce rapprochement forcé dont ils ne savaient que faire, ils se dévisagèrent. Il finit par parler :

- Vous ne me dérangez absolument pas.

Il avait dit ça très sincèrement bien qu'il ne sache pas exactement comme le lui prouver. De plus, le moment de fragilité qu'elle venait de dévoiler en parlant du pensionnat redoublait son malaise. Fallait-il vraiment que le destin lui joue ce tour et qu'il parle de parents devant une orpheline ? Tout du moins, c'était ce qu'il imaginait à présent. Il eut un élan de gentillesse pour elle et lui dit, avec un sourire à la fois triste et plus accentué que ses sourires habituels :

- Attendez-moi ici Miss, je reviens dans un instant.

Il s'engouffra dans le bureau de poste, certain qu'elle l'attendrait, même si cela ne la réjouissait pas. Il tendit son pli à un jeune homme qui lui expliqua qu'avec les derniers avis de tempête, sa lettre mettrait certainement plus de temps à être délivrée. Il en fut contrarié mais ne dit rien. Il crut remarquer qu'une femme l'observait, ayant l'air de savoir qui il était. Il repensa à ce que lui avait dit la jeune Bethany. Tout se savait dans un petit village et bientôt, on se demanderait ce qu'un Écossais venait faire dans le coin. Il gratifia le jeune homme de quelques pièces et ressortit. Le temps s'était légèrement assombri.

Bethany et lui reprirent le chemin du pensionnat. Il connaissait maintenant la route, ce qui fit qu'ils purent tout à fait marcher de front. Il gardait le silence, encore honteux d'avoir mis les pieds dans le plat. Toutefois, il ne souhaitait pas accentuer le mal-être de la jeune femme et il lui confia :

- Vous aviez raison, on a eu l'air de m'identifier comme le nouvel arrivant que je suis. Je n'y avais pas trop songé, je n'ai pas l'habitude des villages.

Cela faisait bien longtemps qu'il avait quitté son village natal. Et puis là-bas, les mœurs n'étaient pas les mêmes, personne ne parlait, on se gardait bien de déblatérer sur les gens et surtout, personne extérieur aux familles déjà installées ne venait y chercher un foyer. Il dit, presque malgré lui :

- Désolé pour tout à l'heure...

Il n'ajouta rien de plus, certain qu'elle savait de quoi il parlait.