Si les discours de Mr. Tiddler ennuyaient Blythe, les paroles superficielles de Lydia et Victoria faisaient souffrir le pauvre esprit tranquille de Miss Tiddler. Elle ne montrait rien de son agacement, écoutant sagement ses cousines détailler la moindre de leurs rencontres au dernier bal de Meryton. En fait, Sarah les écoutait à moitié. Dans sa tête, elle se récitait des vers de Shakespeare, ce qui demandait beaucoup de concentration, et ainsi donnait l'impression d'avoir une oreille attentive. William jouait du piano dans son côté, tandis que Hale flattait Mrs. Tiddler. Le décor était bien triste à vrai dire, derrière toutes ses paroles et cette musique. Et soudain, Lydia prit la parole. Sarah trouvait que Lydia avait en règle générale toujours de bonnes idées pour égayer un peu sa compagnie. Elle acquiesça de la tête, assez motivée à l'idée de courir dans l'herbe. Elle attendit une remarque de sa mère, cependant Blythe réussit à la devancer. La froide Mrs. Tiddler accepta les arguments du jeune homme - il était très difficile de ne pas fondre face à une éloquence pareille - et un sourire s'afficha dès lors sur le visage de l'énigmatique Miss Sarah Tiddler.

Sarah s'était assise sur l'herbe pour déguster les petits encas préparés par sa gouvernante Rose. Son père lui avait reproché du regard de ne pas s'être posée sur les serviettes comme les autres jeunes filles, mais n'avait pas insisté. Il était impossible de comprendre pourquoi une fille de la haute bourgeoisie préférait salir sa jolie robe bleue, et Mr. Tiddler n'avait pas envie de faire l'effort de la comprendre. Elle mangeait silencieusement, avec un regard vide sur le lac et l'entourage. On sentait qu'elle n'attendait que de pouvoir s'échapper de cette compagnie. Elle fut tout de même contente de voir que ses amies les fourmis avaient choisi de les rejoindre, et de s'en prendre aux sandwichs de sa cousine Victoria. Cette dernière poussa un léger cri de protestation, et Hale se hâta de chasser ces méchantes invités, au grand dam de Sarah qui avait trouvé la scène plutôt comique.

Discrètement, elle s'éclipsa vers le lac. Elle cherchait surtout un endroit suffisamment marécageux pour... trouver des grenouilles. Elle étudiait dernièrement les amphibiens et les batraciens dans un livre de biologie naturelle. Elle voulait désormais concrétiser ses connaissances en approchant un spécimen pour de vrai. Elle avait un bocal dans la main, et s'accroupissait pour chercher une grenouille.

SARAH: Vous faites les timides, maintenant ?

Oui, Sarah leur parlait. Elle espérait entendre un croassement, mais au lieu de cela, une réponse beaucoup plus "humaine" se fit entendre. En même temps, un oiseau aurait très bien pu émettre ce sifflement. Sarah poussa un léger soupir, et espéra que Blythe ne l'avait pas entendu. Dernièrement, il n'arrêtait pas de la suivre dans la moindre de ses excursions. Et elle faisait semblant de ne pas remarquer sa présence. Blythe se mit à siffloter encore plus fort. Sarah se demandait si c'était ce bruit qui effrayait les grenouilles. Elle fronça des sourcils et se retourna, avec une petite moue.

SARAH: Excusez-moi, Mr. St-James, mais je crains que les grenouilles n'apprécient guère votre chant.

Quelle drôle de scène ! Une jeune fille brune aux yeux bleus, avec apparemment une bonne éducation, dont les chaussures étaient à présents pleine de boue et la robe bleue désormais salies de tâches vertes ; et de l'autre côté un bel homme qui se tenait dignement face à elle, portant des habits propres et élégants. Il y avait un tel contraste entre ces deux jeunes gens, qu'il était difficile de concevoir qu'ils pouvaient s'adresser l'un à l'autre.

BLYTHE: Madame, vous me vexez et m'étonnez à la fois !! Ma tante m'a toujours dit que je sifflais mieux qu'un pinson... Mais peut-être que le statut maternel qu'elle occupe auprès de moi lui cause un manque flagrant d'objectivité.

Sarah se mordit les lèvres. Elle avait osé "vexer" sa Seigneurerie. Elle jeta un coup d'oeil derrière le jeune homme pour vérifier que ses parents étaient bien assez loin pour ne pas avoir entendu cette impertinence. Elle avait bien du mal à respecter les codes sociaux mis en place chez les êtres humains. Pourtant elle comprenait ceux des animaux. Elle se demandait si pour faire des efforts elle devrait appliquer ces mêmes règles à celles des humains... Puis elle surprit la lueur d'amusement dans les yeux de Blythe. Elle pencha légèrement la tête sur le côté, songeuse. Elle fit une légère révérence, prenant les extrémités de sa robe bleue pour se faire. Elle garda ses yeux rêveurs sur le jeune homme, et dit doucement.

SARAH: Veuillez m'excusez, à nouveau... J'aurai en effet pu vous confondre avec un oiseau.

Etait-ce un compliment? Il était difficile d'interpréter le langage que parlait la jeune Tiddler. Cette dernière retourna dans son silence. Elle avait tellement l'habitude que ses cousins se moquent d'elle. Son cousin William la trouvait stupide, Lydia tolérait peu ses excentricités, Hale avait peur d'elle et Victoria méprisait totalement son comportement. Mais au moins eux avaient le mérite d'être clairs dans leur estime d'elle. Blythe par contre elle ne savait ce qu'il pensait d'elle. Heureusement qu'elle était trop affairée dans ses "recherches" pour en être perturbée. Elle tourna le dos, et s'accroupit à nouveau. Elle restait calme, et attendait patiemment. Quelque chose la grattait sur son bras, mais elle restait figée. Puis, l'insecte qui la gênait disparut de son bras. Sarah n'osa pas tourner la tête. Blythe était bien trop proche d'elle. Elle ne le remercia pas de s'être débarrassé de la bestiole. Aucun homme n'avait osé la toucher avant. Même son père ne lui offrait jamais des baisers. Elle se sentit crispée soudainement. Elle avait envie de brûler la robe qu'elle portait et qui avait été souillé par le toucher du jeune Lord. Elle respira lentement pour se calmer. Elle n'avait vraiment pas l'habitude des contacts humains.

Ils restèrent un long moment tous les deux, côte à côte, à guetter leurs proies. Sarah ouvrit gros la bouche, et une petite lueur se mit à étinceler dans ses deux yeux.

BLYTHE: Miss Tiddler, je crois que vous me devez des excuses.

SARAH : Cela ferait ma troisième excuse, Lord St James.

Sarah lui tendit son bocal, et la grenouille y trouva refuge. Sarah s'apprêtait à récupérer un nouvel objet pour sa collection d'animaux domestiques, mais Blythe semblait refuser de lui rendre le bocal.

Sarah s'étonna que Blythe n'en profita pas pour lui sortir une réplique digne de sa réputation. Après tout, en compagnie de ses cousines Lydia et Victoria, il aimait rebondir sur chacune de leurs paroles, et elles se mettaient ensuite à glousser comme des pies. Quoique non, Lydia gloussait, et Victoria rougissait en silence. Apparemment Lord Blythe avait cette fâcheuse habitude de créer un gêne auprès des femmes qu'il côtoyait. Et la jeune Sarah n'échappait pas à la règle, bien qu'elle ne soit pas considérée comme une "femme" dans la bonne société. Sa cousine Victoria lui avait proposé l'autre jour de boire un thé comme prétexte à flirter, et Sarah s'était trouvée dans une situation bien embarrassante. Etre polie, respectueuse, sage, et d'une certaine manière charmante, elle pouvait l'être. Drôle, flatteuse, superficielle et séductrice, par contre, elle ne pouvait pas. De manière très rationnelle, Sarah en avait conclu que sa mère Mrs. Tiddler résoudrait ce "problème X" (du nom de "Sarah") par un mariage arrangé (car X = 0 prétendants, et f(X) = 1 solution), et elle s'y était résolue. Tant que son mari consentait à la laisser étudier les mathématiques tranquillement, et à la laisser écrire pour mieux apprécier son silence. Arf, cela ajoutait une autre équation à prendre en compte.

Sarah avait toujours eu des petites techniques pour surpasser ses craintes ou ses silences tendus. Sarah se concentrait donc sur une équation imaginaire, afin de ne pas perdre la face devant un homme tel que Blythe. Elle le savait joueur, et elle craignait qu'il soit aussi moqueur et fier que Tale et William. La grenouille trouva abri dans le bocal - troué aux soins de Sarah elle-même - et la jeune fille voulut de suite pouvoir l'observer. Elle secoua sa main, au contact de celle de Blythe, dans un léger dégoût. Comment une jeune fille de cet âge pouvait préférer la peau visqueuse d'un amphibien à celle d'un humain ? Elle espérait qu'il ne verrait rien, et fut rassurer de constater qu'il avait feint de ne pas s'être rendu compte de leur toucher. A moins que... Blythe ne soit que trop habitué au contact de jeunes femmes ? Et peut-être donc que la main de Sarah ou celle d'une autre lui importait peu ? Sarah détourna légèrement ses yeux de son trésor verdâtre pour observer Blythe du coin de l'oeil. Elle fut surprise de penser qu'il était assez énigmatique pour un être humain...

Elle commençait à s'impatienter. Pourquoi est-ce qu'il gardait... Miss... Trésor (oui la grenouille était à présent adoptée et avait déjà un nom !) pour lui ? Sarah croisa les bras, et fit une légère moue. Elle repensa aux recommandations de sa gouvernante Rose. Blythe lui avait trouvé la grenouille, elle lui était donc redevable. Elle pouvait donc bien partager sa grenouille, non ? Enfin, Blythe lui rendit le bocal, et elle se précipitait presque dessus. Elle avait les yeux brillants, et on sentait qu'elle était toute excitée.

BLYTHE: J'espère que vous ne comptez pas embrasser cette vilaine chose pour en faire votre Prince Charmant ?! <3

Sarah écarquilla des yeux, et tenta de tirer le bocal vers elle. Elle avait une force impressionnante pour une jeune fille, mais ce n'était rien contre un homme d'un tel gabarit que Blythe. De plus, ses efforts étaient timides, car elle n'osait pas se montrer irrespectueuse devant lui. Elle se retint de lui tirer la langue (mais elle faillit le faire !), et lui répondit d'un ton sérieux.

SARAH: C'est une femelle. Une rainette, plus précisément, et vous l'auriez remarqué si vous l'aviez mieux observé.

Devant l'air mi-surpris mi-taquin de son interlocuteur, Sarah soupira et consentit à fournir plus d'explications. Elle retira une de ses mains du bocal, et s'en servit pour pointer du doigt les différents indices l'ayant aidé à déduire qu'il s'agissait de MISS Trésor et non MR. Trésor. Le nom que la jeune fille donna à Blythe semblait lui déplaire. Comme s'il voulait lui aussi proposer d'adopter la "vilaine" créature finalement.