Cela faisait quelques jours maintenant qu'Emily était de retour à la Ferme. Frederick et Danny étaient également revenus habiter le foyer familial, dont le plus gros des travaux était terminé. Liam allait de mieux en mieux, son visage était moins creusé, moins marqué par la fatigue... Quelques longues nuits d'un sommeil paisible aux côtés d'Emy y étant pour quelque chose. Par ailleurs, après un long mois d'efforts intenses pour rebâtir la Ferme après la Tempête, les formes de son corps, déjà musclées par une vie entière de paysan, s'étaient réaffirmées avec puissance et finesse.

Tout semblait aller pour le mieux. Pourtant, chacun sait que la vie n'est pas toujours toute rose, et qu'un pépin est vite arrivé. Et en effet, alors qu'il n'en savait encore rien, Liam s'apprêtait à rencontrer quelqu'un qu'il n'avait plus vu depuis des années. Et encore ! A cette époque-là, la seule personne de la famille Donovan que les enfants O'Loughlin étaient plus ou moins autorisés à fréquenter restait Emily, et c'était surtout cette dernière, en vérité, qui bravait les consignes de sa gouvernante pour aller jouer avec eux. Alors vous dire que Liam connaissait très bien Caiterina, la soeur aînée de son amie et complice (et tellement plus) de toujours serait vous mentir. Il ne gardait d'elle qu'un ensemble de souvenirs flous, mais bien présents. Elle était déjà une belle jeune fille accomplie lorsque lui n'était qu'un garçonnet encore plus timide et innocent qu'il ne l'est aujourd'hui. Comme pour chacun des autres enfants de la famille Donovan, Liam avait parfois entendu les commentaires de quelques domestiques de la famille entre deux couloirs. Apparemment, Caiterina était d'un tempérament plutôt fort, et sa beauté sauvage et tentatrice faisait déjà parler d'elle.

Liam était affairé à la Ferme. Si la majorité des travaux étaient achevés, il restait encore deux ou trois finitions à apporter au tout. Une poutre à mieux fixer par-ci, un carreau à remplacer par-là... En ce moment même, il ponçait une table de bois que Danny avait construite la veille, et qui viendrait bientôt remplacer celle de la cuisine, non seulement petite mais en plus en sale état à cause de la Tempête. Habillé d'un ensemble de toile de couleur claire, il était content de pouvoir travailler au sec, pour une fois. Il commençait sérieusement à en avoir marre de la pluie incessante, mais aujourd'hui le soleil réchauffait l'atmosphère.

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© Faith & starrex

Le sang bouillonnait dans les veines de Caiterina. Chaque fibre de son corps était tendue et ses yeux d’ordinaire envoûtants lançaient des éclairs dans tous les sens. Toutes ses pensées étaient tournées vers un même objectif. Elle n’appréhendait pas ce qui allait se passer, au contraire, elle était pleine d’assurance. Elle parvenait toujours à ses fins, elle se faisait confiance pour cela. Aujourd’hui, elle allait enfin pouvoir se débarrasser de la mauvaise herbe qui envahissait son jardin et abîmait sa plus belle rose. Du chiendent qui n’était là que depuis trop longtemps.

Tandis que la calèche poursuivait son chemin en direction de la ferme, Caiterina se remémora la grande discussion qu’elle avait eue la veille avec sa sœur Emily. Celle-ci vivait depuis plusieurs années dans une ferme et travaillait comme domestique chez un minable petit pasteur, ici, à Meryton. C’était tout de même aberrant ! Elle était une Donovan nom de nom ! Certes, leur famille a autrefois traversé une période très difficile financièrement mais à présent que Caiterina était en mesure de sortir sa sœur de ce trou à rats, rien et surtout personne n’allait l’en empêcher.

Ils étaient arrivés à destination. Caiterina ordonna sèchement au cocher de l’attendre à son poste. Il était là, devant la ferme, profitant du soleil qui se faisait si rare ces derniers temps. L’air concentré, il ponçait une table d’intérieur rustique. Bien qu’elle ne l’ait pas revu depuis des années, lorsqu’il n’était qu’un enfant en fait, elle le reconnut tout de suite. A plusieurs reprises, elle l’avait observé discrètement quand il jouait avec sa sœur. Car déjà à cette époque, elle n’appréciait pas cette relation complice qu’ils entretenaient. Il n’était jamais bon pour une jeune Lady de traîner en compagnie des enfants des domestiques. Cela avait d’ailleurs été formellement interdit par leur gouvernante. Mais Caiterina n’était pas du genre à dénoncer les autres, elle préférait régler les choses elle-même dans un face à face avec la personne concernée. Comme aujourd’hui.
Et puis elle avait apprécié l’audace d’Emily, si jeune et déjà effrontée. Tant qu’elle semblait heureuse, elle tolérait cette fréquentation à condition bien sûr de la surveiller. Mais maintenant, elle n’était pas heureuse avec lui, même si elle prétendait le contraire. Elle ne pouvait pas être heureuse en vivant dans de telles conditions, Caiterina en était persuadée. Elle était donc là pour remettre les pendules à l’heure. Pour le bien d’Emily.

Lui aussi avait changé. Il était devenu un bel homme, à la carrure solide mais son visage avait conservé ses traits caractéristiques. Il paraissait doux et faible comme un agneau, malgré tous les muscles qui saillaient sous sa peau. Caiterina savait que de son côté, il la reconnaîtrait aussi immédiatement. De manière générale, elle laissait un souvenir durable d’elle dans la mémoire des individus qu’elle rencontrait. Elle s’avança vers lui, d’un pas ferme et déterminé, résolue comme jamais. Sa voix était forte et autoritaire lorsqu’elle l’interpella :

- Liam ! Nous avons à parler vous et moi.

Elle n’avait nullement l’intention de tourner autour du pot. La situation ne s’y prêtait pas et ce n’était pas dans sa nature. Arrivée juste devant lui, elle marqua un temps de pause avant d’ajouter froidement mais calmement :

- It’s time to go home, Liam.
Il est temps de rentrer chez soi, Liam.

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Liam fut intrigué en voyant une calèche arriver et s'arrêter près de la Ferme. Il avait arrêté de poncer la table, se redressant, dans l'attente de savoir ce qui se tramait. Il était rare de recevoir des visites de ce genre : les personnes les plus aisées de la ville ne se déplaçaient pas souvent jusque chez les paysans, là où la boue souillerait leurs habits coûteux. L'espace d'une seconde, l'idée lui traversa l'esprit que cette visite était peut-être de très mauvais augure, concernant Emily, comme si Cael en personne allait sortir de cette calèche dans le but de venir l'enlever une fois de plus. Liam fut rassuré qu'elle ne se trouvât pas dans les parages pour l'instant. Il était bien loin d'imaginer qu'il n'était pas si éloigné que ça de la vérité et que la personne qui allait se présenter à lui dans quelques secondes était peut-être encore plus dangereuse que Vaughn.

Quand Caiterina sortit et avança dans sa direction, il ne fallut qu'un bref instant à Liam pour la reconnaître, et pour se voir projeté des années en arrière, au fin fond de la campagne irlandaise. Cependant, la voix forte et déterminée de Caiterina ne laissa pas place à plus de divagation, et Liam fronça vite les sourcils. Apparemment, elle ne voulait pas tourner autour du pot avec des salutations et des échanges en tous genres sur le temps fou qui avait passé depuis leur dernière rencontre. Echanges qui auraient d'ailleurs été parfaitement déplacés, car en même temps que les souvenirs revenaient à la mémoire de Liam, la différence de rang entre sa famille et celle des Donovan, celle de Caiterina et d'Emily, ne fut jamais plus concrète, le plongeant dans un profond malaise.

- Lady Caiterina... Il ne la salua pas autrement, désorienté par le discours qu'elle tenait, bref mais efficace. Si elle était là aujourd'hui, ce n'était pas en amie.

- Here, is our home.
C'est ici, chez nous.

Si elle avait choisi d'être expéditive et d'attaquer directement, Liam se défendait alors sans se soucier plus que ça du gouffre social qui les séparait. Si elle voulait plus de courtoisie, il faudrait qu'elle s'explique sur les motivations qui la poussaient aujourd'hui à venir le trouver, mais déjà Liam sentait que la conversation resterait tendue.

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Prendre le dessus dès le début de l’entrevue, telle était la stratégie de Caiterina pour obtenir satisfaction. Cela passait par une entrée en matière de circonstance. Et la sienne était assez réussie, Liam semblait quelque peu décontenancé. Il y avait de quoi l’être, une douzaine d’années c’était plutôt long : ils ne s’étaient pas vus depuis le jour où elle avait quitté la maison Donovan pour rejoindre son nouveau foyer conjugal, un grand manoir situé loin de là dans un autre comté. Elle n’était jamais revenue dans la maison de son enfance après son mariage car son père était décédé peu de temps après. Sa sœur cadette venait alors tout juste de se marier également et il ne restait plus que Lady Donovan, ses deux autres filles, ses deux fils et d’importantes dettes. Caiterina avait appris par la suite que sa mère et Emily partaient pour l’Angleterre tandis que le reste de la famille était confié à une tante, mais elle n’avait pas eu une seule pensée pour tous les domestiques qui s’étaient aussi retrouvés sans travail et sans logement. De toute manière, tout domestique est facilement interchangeable et il existera toujours une famille qui aura besoin des services de l’un ou de plusieurs d’entre eux.

Malgré tout le temps qui s’était écoulé, dans l’esprit de Caiterina cette visite n’était pas entièrement une surprise pour Liam. Il ne pouvait tout de même pas penser vivre tranquillement avec Emily et leurs futurs enfants (hum xD) dans cette horrible ferme jusqu’à la fin ses jours, c’était absurde. En revanche il pouvait en rêver. Caiterina comprenait parfaitement que sa sœur puisse faire battre les cœurs des messieurs et elle en était même fière. Pour une telle personnalité dans une aussi jolie enveloppe, c’était évident. Oui, Liam pouvait s’imaginer un futur rempli d’amour, d’eau fraîche et de petits papillons, mais rien de plus. A partir du moment où il avait franchi la frontière séparant l’imagination de la réalité, il aurait dû savoir que cela ne durerait pas éternellement. Que quelque chose ou quelqu’un viendrait lui reprendre ce qu’il n’avait obtenu que par un concours de circonstances. Et aujourd’hui, c’était Caiterina qui était de corvée.

- Here, is our home.
C'est ici, chez nous.

Erreur. Liam n’était pas chez soi, pas lorsqu’il était avec Emily. Là il n’était qu’un intrus qu’elle tolérait dans son monde. Et qu’il ne se fasse pas d’illusions, il ne pourrait jamais y appartenir. Mais d’un point de vue matériel, il était bien chez lui, dans la pauvre ferme des O’Loughlin de Meryton. Et là, c’était Emily qui n’était pas à sa place. Son foyer à elle, celui des Donovan, il était en Irlande.
Qu’il n’ait pas compris tout cela, ou feigne de ne pas le comprendre, agaçait Caiterina et elle ne se gêna pas pour lui faire savoir :

- Ne jouez pas au plus fin avec moi. Vous savez parfaitement ce que je veux dire et pourquoi je suis ici. Et vous saviez parfaitement que ce jour allait arriver tôt ou tard. Il y a un moment où il faut redescendre sur terre Liam. Croyiez-vous vraiment que je vous aurais laissé gâcher la vie de ma sœur sans rien faire ? Pensiez-vous réellement qu’elle resterait avec vous jusqu’à la fin de votre vie ? Ne soyez pas ridicule. Rentrez donc chez vous, dans votre monde, avec vos semblables. Emily vient avec moi. Elle aussi rentre chez elle.

Liam regardait Caiterina s'agacer de plus en plus. Evidemment, il avait joué au plus malin avec elle, et cela n'avait pas du lui plaire. Elle aurait certainement voulu qu'il s'écrase immédiatement, comme le pauvre petit paysan qu'il était. Elle avait raison : Liam n'avait rien à faire dans le monde d'Emy, et il le savait; Cette blague ! Il se le répétait, inlassablement, toujours toujours et toujours ! Ah mais ce qu'il pouvait se fatiguer avec ça ! (Et moi avec, d'ailleurs). Bien sûr qu'il n'appartenait pas à son monde ! Il devait être l'homme sur terre le plus conscient de cette différence de rang, actuellement. Où est-ce qu'il était allé chercher ça, sérieusement, le coup du paysan qui s'éprend de la fille de ses employeurs ? Et où ils vivaient heureux et sans ennuis, jusqu'à la fin de leurs jours ? Non, vraiment, vous pensiez qu'il y croyait ? Alors détrompez-vous. Il savait que ce n'était pas possible. Il s'était toujours raisonné là-dessus, et avait toujours fait en sorte de garder le contrôle -là encore, inlassablement- sur à peu près tous les aspects de sa triste petite vie de paysan malheureux et frustré. Il s'était brûlé les yeux chaque fois qu'il les avait posé sur Emily, il s'était traité de tous les noms chaque fois qu'il avait osé la toucher. Mais il était en telle contradiction avec lui-même ! Car ces moments-là, où il ne se préoccupait pas des limites qu'il s'était autrefois imposé, étaient en même temps parmi les meilleurs de sa vie. Son être tout entier tournait autour d'Emily. Il suffisait de voir l'état dans lequel il avait été ce dernier mois, lorsqu'elle n'avait plus été là (par sa faute...). Pathétique. Mais il n'y pouvait rien ! Il l'aimait. Il l'aimait profondément, et ça le bouffait. Il était heureux à ses côtés, même s'il se disait qu'au fond, ce n'était pas normal, qu'il ne la méritait pas, que bientôt il devrait la laisser partir... Elle était forcément destinée à quelque chose de plus grand. Alors voilà, aujourd'hui que le jour était arrivé, aujourd'hui qu'on venait la lui prendre, et à juste titre (elle n'était pas sienne et ne pourrait jamais l'être, après tout, sans même prendre en compte le fait qu'Emy l'indépendante ne serait jamais à personne)... Il allait abdiquer, baisser les yeux, et s'excuser de s'être mêlé de ce qui ne le regardait pas. Il allait trouver Emy, lui dire qu'il était temps qu'elle vive sa réelle existence, et qu'il lui souhaitait tout le bonheur qu'elle méritait auprès de son futur époux, un gentleman riche, haut placé, beau et intelligent. Oui, s'il l'aimait, il allait la laisser partir avec sa soeur, car c'était à l'évidence ce qu'il y avait de mieux pour elle.

... Vous n'y avez pas cru, hein ? Tant mieux, vous commencez à comprendre la complexité de la chose. Evidemment qu'il ne pouvait pas la laisser partir ! C'était un être humain, bourré de paradoxes et de contradictions ! Il l'aimait, nom d'un chien ! Il voulait son bonheur, c'était certain, mais était-il prêt à laisser de côté le sien, complètement ? Etait-il prêt à accepter le fait que le bonheur d'Emily ne puisse pas coïncider avec le sien ? Cela reviendrait à faire preuve d'un grand sacrifice de soi-même. C'était beau, c'était romantique et héroïque, c'était tout ce qu'on veut... Mais c'était bien plus dur que ce qu'il n'y paraît. C'était inhumain. Tout le monde, même les personnes les plus altruistes, est à la recherche de son bonheur et de son accomplissement personnel. Et Liam ne voyait pas le sien autrement qu'aux côtés d'Emily. Par dessus tout, Emy avait eu l'air heureuse elle aussi, ces derniers jours... Alors l'idée avait commencé à naître en lui que c'était peut-être ce qu'elle désirait elle aussi, après tout. Ils n'en avaient jamais parlé. Liam ne savait pas ce qu'elle désirait. Il ignorait ce qu'elle ressentait, il ignorait quelle conception elle avait du futur. Il ignorait également quelle serait sa réaction lorsqu'elle apprendrait que sa soeur était venue le trouver pour lui demander de s'effacer de sa vie. Et Liam en avait marre de rester, une fois de plus, dans l'ignorance. Il accumulait les colères, les frustrations. Il accumulait et retenait tout en lui, inlassablement à nouveau. Mais un jour, il exploserait.

Alors oui, il aurait pu faire n'importe quoi, pour elle, il aurait pu effectivement dire à Caiterina qu'il savait qu'elle avait raison, qu'il savait qu'Emily n'appartenait pas à son monde... Mais avant ça, il allait résister. Il allait protester, il allait tenir tête. Parce que tenir à elle, parce que l'aimer comme il le faisait, c'était aussi ne pas être capable de se défaire d'elle trop facilement.

- Et vous croyiez vraiment qu'en essayant de venir tout chambouler, vous ne trouveriez aucune résistance ? Je sais la différence de rang qui nous oppose, Lady Caiterina, ne vous méprenez pas sur ce point. Je n'ai jamais été naïf à ce sujet... Mais ne le soyez pas vous non plus, en vous imaginant que le lien qui m'unit à Emily n'est pas assez fort pour que je me retire à la moindre protestation de votre part. Vous pouvez élever la voix tant que vous le voulez. Sauf votre respect... Vous ne m'impressionnez pas. Liam aussi avait élevé la voix. Son regard était noir. Avez-vous seulement demandé son avis à Emily à propos de votre décision ? Si c'est le cas, et qu'elle vous a donné raison... Qu'elle vienne me le dire en face, je n'ai pas besoin de vous pour ça.

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Caiterina était assez satisfaite de ce qu’elle venait de dire à Liam. Au moins, le message était bien passé maintenant. Elle était confiante dans la tournure que prendraient les choses. Elle se voyait déjà dans une voiture, avec Charles et Emily, en route pour l’Irlande et ne laissant rien derrière eux. Durant ce très long voyage, elle aurait largement l’occasion de discuter avec sa sœur de tout ce temps où elles furent éloignées l’une de l’autre. Elle lui parlerait aussi de sa future demeure, de l’ameublement de sa chambre et du renouvellement de sa garde-robe qui en avait affreusement besoin. Puis une fois arrivés, elle la présenterait à de beaux, riches et respectables Lords dignes de l’épouser, eux. Caiterina la pousserait également à reprendre la musique, le chant et la lecture, choses qu’elle n’a pas dû beaucoup pratiquer depuis son départ d’Irlande. Quant aux bals, aux dîners, aux jeux de cartes, aux salons de thé… Emily renouerait avec toute cette vie confortable, cette vie à laquelle elle avait été destinée avant même sa naissance.

Oui, si Liam avait un tant soit peu de raison, il comprendrait tout cela et lâcherait l’affaire immédiatement. Mais il semblerait que l’amour lui avait fait perdre toute raison. Il avait bien conscience de leur différence de rang et pourtant il opposait une résistance et osait la contredire. D’ordinaire, elle appréciait cette défiance. Une personne démontrait ainsi sa force de caractère et cela compliquait les situations. Caiterina n’aimait pas quand les choses étaient trop faciles, cela lui enlevait tout le plaisir de les réaliser. Mais aujourd’hui, elle s’en irritait. Elle avait juste l’impression de s’adresser à un enfant insolent qui ne pensait qu’à son propre bonheur. Quant à son « lien » avec Emily, il n’avait pas lieu d’être. S’il existait, c’était simplement parce que Liam avait profité de sa vulnérabilité suite à la perte de sa mère. Il n’y avait pas d’autre explication à chercher. Mais il avait raison sur un point : Caiterina devait garder son calme. Perdre le contrôle de soi était un signe de faiblesse. Elle était bien décidée à obtenir gain de cause, c’est pourquoi elle devait se maîtriser pour ne rien lâcher. Et en ce qui concerne la question que lui avait posée Liam, Caiterina en avait effectivement parlé avec Emily la veille. Bien que sa sœur ait campé sur ses positions en refusant de la suivre jusqu’en Irlande, Caiterina n’en avait pas tenu compte. Emily n’avait pas les idées claires, elle ne pouvait pas voir ce qu’il y avait en dehors des rues de Meryton. Mais Caiterina ferait tout pour que cela change.

- Alors c’est que vous êtes tout simplement la personne la plus égoïste qui existe au monde. Si vous êtes conscient de ce gouffre qui existe entre vous et Emily, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier votre attitude. (C’est facile pour elle de dire ça ><) Et soit, vous avez tissé un lien très fort avec elle. Je ne sais comment vous avez réussi à l’envoûter. Ou plutôt si : elle était seule, elle était perdue, elle ne savait pas quoi faire après le décès de notre mère et vous, vous étiez là, accueillant, chaleureux, bienveillant. Je ne suis pas ingrate, et pour toutes ces années où vous vous êtes occupés d’elle, vous et votre famille dans la mesure de vos moyens, je vous exprime ma plus sincère reconnaissance. Cependant, ce lien –si puissant soit-il pour l’instant– n’est pas indestructible. Une fois qu’Emily sera partie, vous verrez que votre attachement à elle s’amenuisera petit à petit. Out of sight, out of mind Liam. Quant à Emily, elle ne sait pas encore ce qui est le mieux pour elle. Pour l’instant, elle est encore aveuglée par le brouillard que vous avez entretenu autour d’elle. Lui avez-vous jamais dit qu’elle serait plus heureuse en quittant cet endroit ? Probablement pas. Et pourtant vous savez qu’elle pourrait faire tellement plus de sa vie. Pensez-vous vraiment, quoiqu’elle vous ait dit pour ne pas vous inquiéter, que se lever chaque matin pour aller faire la poussière chez un autre la rend heureuse ? De surcroît dans une maison bien plus modeste que tout ce qu’elle a connu autrefois ? Vivre dans une petite ferme sans le moindre confort matériel et s’habiller avec des guenilles, est-ce cela qu’elle veut ? Est-ce cela que vous voulez pour elle ?

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Caiterina remuait le couteau dans la plaie. Elle appuyait là où cela faisait le plus mal, lentement, mais sûrement. Elle mettait d'un coup sur le tapis tout ce qui était resté enfouis en Liam jusque là, et ce n'était pas agréable du tout. Cela était même sacrément douloureux, et dérangeant. Liam s'était toujours dit qu'il n'avait pas le droit d'être si proche d'Emily, que ce n'était pas normal. Il avait toujours eu conscience qu'ils n'étaient pas du même monde. C'était déjà oppressant. Mais d'entendre Caiterina le formuler à voix haute, c'était encore pire. Il était confronté à la pire des situations possibles : on lui disait la vérité, et il la savait juste, mais il n'était pas capable de l'accepter. Pire, il se dressait consciemment contre ce principe, il résistait contre ce que lui énonçait Caiterina, et contre la part de lui-même qui lui donnait raison. Il se laissait guider par sa frustration, par sa colère grandissante et par ses sentiments. Car, au fond, la situation ne lui paraissait pas juste. Où avait été Caiterina quand sa soeur avait eu le plus besoin d'elle ? Qu'avait-elle été pour elle pendant tout ce temps ? Alors que lui avait été là, qu'il avait toujours tout fait pour agir avec plus de droiture que de naturel, avec un profond respect ? Il n'avait jamais rien demandé en échange. Il avait accepté certaines choses qui l'avait déchiré de l'intérieur, en se disant que cela valait la peine, car c'était la seule façon de contribuer au bien être d'Emily. Tout ça alors que Caiterina, celle qui faisait pourtant partie du monde légitime d'Emily, n'était pas là. Et aujourd'hui, elle débarquait comme une fleur, lui annonçait que tout était fini. Oh, mais elle lui était tout de même reconnaissante, quel soulagement, merci ! Elle faisait celle qui connaissait tout de la situation, alors qu'elle n'avait pas été présente. Toutes ces années, elle n'avait pas été présente, et venait maintenant lui faire une leçon de morale. Elle ne savait rien, elle n'avait pas conscience du dixième de ce que cela avait été, ces six dernières années. Elle n'avait pas le droit de lui tenir un tel discours, rien ne l'y autorisait. Ou peut-être considérait-elle que justement, sa différence de rang lui permettait de lui dire de telle choses ? Liam n'avait jamais été méprisant envers les personnes de la haute société, refusant de tous les mettre dans le même panier, contrairement à son frère. Mais aujourd'hui, il commençait à se dire qu'il avait peut-être eu tort. Il fulminait intérieurement... Et cela se voyait de plus en plus. Toute la colère et la frustration qu'il avait accumulé, toute la retenue dont il avait fait preuve... Tout cela commençait à déborder. Il n'en pouvait plus, d'être le gentil petit Liam, d'être celui qui se maîtrisait en permanence pour le bien des autres. Il n'en pouvait plus de taire ses idées, ses envies, ses pensées parce que c'était mieux ainsi. Sa carapace de calme et de contrôle se fissurait.

- Egoïste... Il riait jaune, serrait les dents. Oui, c'est ça, j'ai été égoïste... Il dévisageait Caiterina, la fusillant presque du regard. A l'évidence, ses paroles étaient ironiques.

- Vous faîtes comme si vous saviez tout, comme si votre statut à lui seul vous donnait les clés de la connaissance, comme si toute autre parole que la vôtre était fausse. Votre matérialisme, votre morale... Tout cela vous aveugle. Vous n'avez pas la moindre idée de comment les choses se sont passées ici, car vous n'étiez même pas là. Pendant tout ce temps, vous n'étiez pas là. Il se rapprochait d'elle, menaçant. Il s'arrêta à quelques centimètres de son corps, et, baissant la tête vers elle car il la dépassait, il continua de la dévisager, avec toute la colère dont il était capable. Sa voix était ferme, sèche, glaciale. Quelques intonations étaient baignées de pures haine. Avez-vous demandé à Emily ce qu'elle désirait ? Vous a-t-elle dit que c'était partir d'ici, qu'elle n'en pouvait plus de ne pas vivre dans un luxueux Manoir ? Savez-vous ce qu'elle veut vraiment ? Cela ne devrait pas être une question trop difficile pour une âme aussi grande que la vôtre. Tout son être dégageait le mépris. Un sourire empli de colère étira ses lèvres. Ses yeux étaient noirs. Vous l'ignorez, vous aussi. Vous n'avez pas le moindre début d'idée sur ce qui hante ses pensées. Derrière vos grands airs, vous êtes aussi ignorante et égoïste que moi.

Il attrapa fermement son bras, serrant même un peu trop fort sous le coup de la colère, et la força à le suivre en direction de la calèche qui l'attendait. Il ne la regardait plus, avançait d'un air déterminé.

- Et, vu comme vous vous trompez, vous êtes la dernière personne sur Terre à pouvoir me dire ce que mon attachement pour elle deviendra avec le temps ou la distance.

Arrivés à hauteur de la calèche, il la relâcha brusquement. Il se planta face à elle, une lueur haineuse et de défi dans le regard.

- Au revoir.