Liam s'était reculé face à l'étalon du Lord Vaughn, que celui-ci avait envoyé dans sa direction. Il avait été contraint de se jeter sur le bas côté pour éviter de se faire écraser, et s'était ainsi retrouvé maladroitement plaqué contre le mur de bois d'une petite auberge miteuse. Il avait crié, beaucoup. Malheureusement, la barquette du vieillard était vide, et il n'y avait pas le moindre projectile à l'horizon susceptible d'assommer Cael, et d'empêcher d'emmener Emy.

Liam avait crié, oui, beaucoup. Il s'était vidé les poumons, flingué les cordes vocales. Et même quand il n'avait plus vu leur silhouette car elle était trop éloignée, il avait continuer de hurler, passant pour un fou, mais tant pis. Il avait le droit d'être en colère, non ? Il avait le droit de se défouler, non ? De vider son sac.

Il en avait besoin, en tout cas.

- EMY !

Il avait fixé le point de l'horizon derrière lequel ils avaient disparus, les poings serrés, la mâchoire crispée, le regard fou, désemparé, meurtri. Le cœur chargé d'un profond sentiment de douleur... et de détermination.

- JE VIENDRAI LA CHERCHER, VAUGHN !

Il pleuvait à grosses gouttes. Liam était trempé, et les cheveux dans les yeux, il ne voyait plus très bien ce qu'il se passait. Pourtant, restant là, debout, les bras tremblants de froid, mais surtout de rage, Liam réfléchissait. Il la trouverait. Il la trouverait. Il la trouverait. Il la trouverait ! IL la trouverait ! Il LA trouverait ! Il trouverait Emy ! Il...

[...]

Vieillard : Hé, p'tit gars. Allez, faut que tu rentres, maintenant. Viens prendre un verre au chaud, viens...

Face à l'air ahuri de Liam, qui le regardait sans vraiment le voir, l'homme âgé le dévisageait, peiné et attendri par le spectacle pitoyable d'un jeune garçon amoureux, mais démuni.

Vieillard : Faut pas rester là, ça devient dangereux. Puis t'es tout seul comme un idiot à crier depuis tout à l'heure, et tu commences à agacer les autres. Déjà que personne est rassuré par le temps, mais si les gens commencent à perdre la boule en plus !

Face au mutisme de Liam, qui était tout bonnement vide après s'être tant défoulé, le vieillard aux légumes lui prit le bras et l'entraîna dans l'une des tavernes. Là, il le fit s'asseoir à une table, et il s'assit avec lui, puis commanda deux remontants. Liam avait les mains posées négligemment sur la table, le regard dans le vide. Quand un employé leur amena les boissons, Liam sembla se reprendre un peu.

- Je ne bois pas.

Vieillard : Fais pas ta femmelette et bois-moi ça p'tit gars, ça va te faire du bien ! T'oublieras un peu tes tracas, comme ça, et ça t'évitera d'attraper la mort.

Liam prit le verre entre ses mains, mais ne le porta pas à ses lèvres. Il regardait le vieillard, qui, maintenant qu'il l'observait mieux, dégageait quelque chose de franchement sympathique, et de presque paternel.

- Désolé pour vos légumes. Je vais vous les payer, ne vous en faîtes pas.

Vieillard : Ah bah j'espère bien, p'tit gars ! Mais bon... D'après ce que j'ai pu voir, comme t'étais tout fou et comme la demoiselle sur le cheval elle s'agitait, c'était une urgence, alors... je suppose que t'as fait comme t'as pu. Pourquoi qu'elle criait comme ça, la mignonne ?

Les manières du vieil homme, vraiment familières, ne choquaient pourtant pas Liam, car il avait une façon de s'exprimer plutôt respectueuse derrière son manque d'éducation évident. C'était un paysan comme on en croisait des centaines, en vérité, surement parmi les plus miséreux. Ces chicots noircis par l'âge et le manque d'hygiène en témoignaient, d'ailleurs. Il était impératif que Liam, qui lui avait la chance d'avoir un vrai travail chez les Leycesters, lui rembourse la marchandise qu'il avait ravagée en visant Cael.

- Elle... Son regard s'assombrit, se posa sur le verre. Il avait la gorge sèche, serrée. Il était fatigué. Emily s'est faite... L'homme sur le cheval, il l'a enlevée. Je n'ai pas pu le retenir. Ça n'aurait pas du arriver, elle n'aurait pas du... Etre là. C'est de ma faute. Il faut que je la trouve, maintenant. Je vais la trouver.

Vieillard : Ça m'a l'air compliqué ton histoire, p'tit gars. Tout ça pour une coquine ?

- Ce n'est pas une... Liam commençait à s'emporter, mais il ravala sa colère en réalisant que le vieillard ne pensait pas à mal. Il utilisait juste des mots maladroits.

Liam but une première gorgée. C'était trop fort, ça brûlait la gorge. Il n'avait pas l'habitude de boire. Les seules fois où il avait bu de l'alcool, c'était du mauvais vin coupé d'eau que Frederick insistait pour servir, les jours de fête.

Il baissa les yeux, serrant toujours le verre entre ses doigts. Il avait une terrible boule d'angoisse au ventre. Où était-elle en ce moment ? Est-ce qu'elle allait bien ? Il espérait qu'elle n'ait pas trop peur. L'orage grondait toujours, et à chaque coup de tonnerre, Liam était un peu plus stressé, et la boule dans son ventre se resserrait. Il aurait voulu être avec elle. Il aurait du être avec elle, en ce moment. Il voulait...

Il voulait la serrer dans ses bras.

Vieillard : Allez p'tit gars, fais pas cette tête, on dirait que quelqu'un vient de mourir !

Liam releva les yeux vers lui, mais les rabaissa aussitôt, la gorge toujours aussi sèche. Deuxième gorgée. Coup de tonnerre. Troisième gorgée.

- Elle me manque.

Le vieillard ne répondit pas. Liam s'était contenté de murmurer, peut-être n'avait-il pas entendu avec le bruit ambiant. De plus en plus de balourds venaient s'attabler autour d'eux pour se saouler, à l'abri de la pluie. Peut-être que le vieillard avait entendu, mais qu'il n'avait rien trouvé à répondre, tout simplement. Que répondre à ça, en même temps ? "Ça va passer" ? Et comment ?

Il fallait qu'il la retrouve.

Un autre coup de tonnerre lui fit taper son poing sur la table, avant de se passer nerveusement une main dans les cheveux. Si l'alcool ne le déstressait pas, il le réchauffait au moins un peu.

Il finit le verre d'une traite, et le vieillard en commanda d'autres. Dans tout ce bruit, Liam n'entendait pourtant qu'une seule chose. Dans sa tête résonnaient les mots qu'Emily avait prononcés juste avant que Cael ne l'embarque en dehors de la Cave.

" Je l'aime."

Il commença le deuxième verre.

[...]

Skinny Love

Liam était là depuis un certain temps. Surement plusieurs heures. La taverne ne désemplissait pas. Au contraire, il semblait que plus le temps passait, plus les gens venaient se terrer ici. Cela pouvait paraître logique, après tout : le soir ne devait plus être bien loin. Et avec la Tempête qui grondait toujours au dehors, il était préférable de s'abriter. Souvent, les murs fragiles de la taverne se mettaient à trembler, agités par le vent.

Liam, lui, avait l'impression que c'était la Terre entière qui tanguait. Il avait beau être assis, toujours sur la même chaise, toujours à la même table, il était clair qu'il n'était plus exactement dans le même état. Le vieillard était toujours là, lui aussi, le nez et les joues rougies par l'alcool, et c'était la troisième fois qu'il racontait à qui voulait l'entendre l'histoire de sa vache Germaine qui était toute noire, sauf sur les fesses, et que c'était drôle à voir.

Liam s'était un moment demandé ce qu'il faisait là, pourquoi est-ce qu'il restait assis là, à toujours boire ce fichu mélange qu'on lui apportait, et qui était immonde. Sans parler du fait qu'il avait franchement mieux à faire, ce n'était vraiment pas dans ses habitudes. Alors qu'est-ce qu'il fichait ?

Il ne savait pas bien. Mais au moins, la boisson semblait ralentir le flot continuel de ses pensées, et c'était surement mieux comme ça. Il était fatigué. Il craquait, en vérité.

Il faut dire que beaucoup de choses étaient arrivées, ces dernières heures. Et Liam était passé par beaucoup d'émotions différentes, mais plus violentes et déchirantes les unes que les autres. Mais il en avait contenu la plupart. Dans la grange, quand il avait su qu'Emily se prostituait, et qu'il avait eu ses terribles images en tête, et qu'il avait senti tout un monde de pureté et d'innocence s'écrouler d'un coup, il avait résisté. Et après, lorsqu'il avait risqué la perdre à cause d'une fichue phrase trop maladroite, et qu'il lui avait dit qu'il l'aimait, et qu'ils avaient finalement dormi ensemble, et qu'elle s'était blottie contre lui, sa peau contre la sienne, il aurait voulu l'embrasser. Mais ça aurait été malvenu, alors il avait résisté. Et pendant la nuit, quand elle dormait, et qu'il n'arrivait pas à calmer les battements fous de son cœur lacéré, et qu'il aurait voulu se lever pour aller trouver le Lord Vaughn et tous ceux qui avaient un jour posé la main sur elle pour les éliminer un par un, il avait résisté. Et le lendemain, à l'aube, quand il était allé à la Cave pour faire ce qui selon lui était juste, et qu'il avait finalement eu Vaughn devant lui, son couteau à portée, et qu'il aurait été vraiment facile de l'anéantir, il avait résisté. Et déjà plus tôt, dans la ruelle, il s'était senti tellement en colère qu'il aurait très bien pu, sinon le tuer, au moins blesser l'homme qu'il avait menacé. Mais toujours rien.

Maintenant, Liam était fatigué. Il avait ressenti trop de choses sans pouvoir les exprimer. Et à présent, il avait le sentiment d'être une coquille vide. Peut-être n'était-ce pas une excuse... Ce n'en était même surement pas une, mais la boisson semblait le plonger dans un état second et salvateur, pour un temps.

C'était étrange. Alors qu'entre Emily et lui, tout avait toujours été un peu flou, incertain -même si tout était toujours agréable- voilà que quand des événements plus ou moins tragiques s'enchaînaient, tout entre eux semblait se préciser. Et ces sentiments que Liam avait toujours jugés improbables lui paraissaient beaucoup plus concrets aujourd'hui, beaucoup plus puissants. Oui, c'était vraiment étrange. Car, alors qu'il était à des kilomètres de là où Emily était en ce moment, il se sentait beaucoup plus proche d'elle. Et c'était une pure torture que de le réaliser, de relever les yeux, et de ne pas l'apercevoir.

Il lui avait dit qu'il l'aimait. Elle avait dit qu'elle l'aimait. Cela aurait du être simple, mais rien ne s'était passé comme il faut. Liam avait franchement mal de la savoir si loin, et peut-être même mal en point. Il était à l'affût, tendant l'oreille par automatisme pour entendre chaque coup de tonnerre par dessus les voix nasillardes des quelques femmes de l'assemblée et des grommellements ivres de la majorité des hommes de la salle.

La tâche lui était de plus en plus dure, en réalité. Tout autour de lui était flou, indéfini, et le sol tanguait de plus en plus sous ses pieds. Sa tête lui tournait dangereusement, et il avait du mal à réfléchir, et bientôt même à bouger. Liam était vraiment mal en point. Ses coudes étaient posés sur la table. Il n'avait même pas réalisé que le vieillard était parti. Il prit soudainement sa tête entre ses mains, la serrant. Il avait un sourire, mince et triste mais paradoxalement euphorique -merci les dizaines de verres qu'il venait de boire- sur les lèvres. Emily avait dit... qu'elle l'aimait. Liam ne réalisait toujours pas, et en dépit de son ivresse et de son manque total de repères actuel, il sentait qu'il était heureux.

[...]

Quelqu'un posa sa main sur son épaule. Liam sortit de sa torpeur. Depuis combien de temps se tenait-il comme ça la tête entre les mains ? Il ne savait plus très bien. Est-ce qu'il s'était endormi ? Non, il était plus probable qu'il est juste été absent quelques minutes, perdu dans ses pensées.

Il se redressa, collant son dos dans le fond de sa chaise, et se rendit compte que sa tête le tournait toujours autant. Oula, il voyait double, en plus ! Il cligna des yeux plusieurs fois, et secoua la tête, mais c'était pire. Il tenta de regarder dans la direction du propriétaire de la main toujours posée sur son épaule, qui s'était penché un peu vers lui, mais il n'arrivait pas à fixer un seul point. Il fronçait les sourcils, se concentrant, mais il était franchement ralenti dans ses mouvements. (première cuite, le pauvre xD)

Il se rendit compte qu'on lui parlait. C'était la voix de la personne près de lui, qui lui disait... Il ne savait pas vraiment quoi. Est-ce qu'il la connaissait ? Il aurait déjà fallu qu'il arrive à voir son visage, avant de pouvoir répondre ! Liam cligna plusieurs fois des yeux à nouveau, et parvint à distinguer quelques détails. Cheveux longs, châtains, yeux marrons. C'était une femme, déjà. Sa voix avait quelque chose de trop aigu, et d'assez insupportable. Elle parlait trop vite, ne s'arrêtant visiblement jamais. Mais Liam n'avait vraiment pas l'impression de la connaître.

Au bon d'un moment, Liam comprit qu'elle essayait de le lever. Il lui fallu quelques minutes pour y parvenir sans tomber, avec l'aide de cette inconnue. Qu'est-ce qu'elle lui voulait, au juste ? En tout cas, elle l'emmenait quelque part. Liam titubait. Qu'est-ce qu'il faisait là, au juste ? Ils se rapprochaient d'un escalier, qu'ils gravirent lentement, mais surement.

Arrivés en haut, l'inconnue, en rigolant d'un rire trop aigu lui aussi, entraîna Liam à travers un petit couloir, qui donnait sur plusieurs portes. La femme ouvrit l'une d'elle, et entraîna Liam à l'intérieur avant de refermer derrière elle.

Un lit constituait l'essentiel du mobilier de la pièce.

Alors qu'il était immobile dans la pièce, l'inconnue à côté de lui, Liam avait l'impression que tout valsait autour de lui. Un navire en pleine tempête. Ironie du sort, l'orage redoublait d'intensité au dehors. Liam ne savait plus ce qu'il se passait. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Et qui était cette femme à côté de lui ?

Il voulait sortir de là. Il y avait trop de bruit. Pourtant, les voix qui provenaient du rez-de-chaussée étaient étouffées, maintenant. Mais Liam ne les supportait pas. Il ne supportait pas non plus celle de l'inconnue, qui grésillait à ses oreilles. C'était un bourdonnement indistinct qu'il n'arrivait pas à comprendre. Il était vraiment ivre. Il voulait que le bruit cesse.

La femme se rapprocha de lui, une moue aguicheuse sur le visage, et se blottit dans ses bras. Liam perdit l'équilibre et ils se retrouvèrent tous les deux contre le mur. Liam avaient les bras ballants le long du corps, et les sourcils froncés. Il voulait sortir de là.

Set The Fire To The Third Bar

Elle pressa ses lèvres contre les siennes, et il ne fit rien. Il ne savait pas quoi faire. Elle passait ses mains sur lui, cherchant à le déshabiller, alors que ses lèvres étaient toujours contre les siennes. Il... Il ne pensait plus à rien.

Elle prit ses mains dans les siennes pour qu'il les pose sur ses hanches. Il ne chercha pas à les déplacer. Il voyait toujours si double, et sa tête lui tournait toujours autant. Liam était une vraie loque, incapable de quoi que ce soit, se laissant faire. Il ne réalisait même pas ce qu'il se passait, en fait.

La femme lui ôta sa chemise, et le laissa tomber sur le lit. Elle se mit ensuite à califourchon sur lui, l'embrassa à nouveau, et glissa ses mains vers son pantalon. Elle sentait l'alcool au moins autant que lui, avec une forte odeur de sueur en plus, qu'elle avait surement du essayer de dissimuler sous une couche de parfum de mauvaise qualité.

Liam avait les yeux grands ouverts et fixait le plafond tant bien que mal. L'inconnue lui embrassait le cou tout en le caressant. Sa trop forte poitrine s'écrasait vulgairement contre son torse. Liam manquait d'air. Il était mal. Il avait chaud, mais il était en même temps frigorifié. Ses doigts se serraient sur les draps.

C'était la première fois qu'une femme le touchait de la sorte. Il était ivre. Les bruits lui montaient à la tête. Il n'était pas heureux. Il avait mal, au fond, quelque part dans sa tête. Quelque chose en lui avait mal. Quelque chose en lui saignait.

Their words mostly noises
Ghosts with just voices
Your words in my memory...
Are like music to me.

And miles from where you are
I lay down on the cold ground and I...
I pray that something picks me up and
Sets me down in your warm arms.

Sa vision se brouilla d'un coup. Il n'arrivait plus à respirer, il avait trop mal, il était trop coupable, trop sale, trop déchiré. Il repoussa l'inconnue d'un coup et se leva du lit, pour perdre l'équilibre aussitôt debout et s'écraser contre le mur d'à côté. Assis contre celui-ci, Liam respirait difficilement, les yeux écarquillés. Il avait le regard posé sur l'inconnue à la poitrine dénudée, réalisant à peine ce qui venait de se passer. La scène lui claqua cruellement à la figure. Il avait cette douleur au ventre, dans la gorge et dans le cœur, surtout dans le cœur, qui était juste insoutenable.

Cette fois-ci, quand l'inconnue, qui s'était redressée sur le lit et le regardait sans comprendre, un peu sous le choc car il l'avait violemment rejetée, se mit à parler, Liam comprit ce qu'elle disait.

Inconnue : Pourquoi tu pleures ?

Liam était complètement abasourdi. Il pleurait. Il n'avait plus pleuré depuis des années ! Bien sûr qu'il pleurait. Vu sa douleur, il aurait été impossible de faire autrement.

- Parce que... articula-t-il maladroitement. Parce que tu n'es pas...

Emily.

Il voulait sortir d'ici. Liam se releva tant bien que mal et ouvrit la porte, en récupérant sa chemise au passage. Il titubait, mais n'en avait rien à foutre. Il lui fallait de l'air, vite. Il n'allait pas bien du tout. Il dégénérait complètement. Et il avait failli...

And miles from where you are
I lay down on the cold ground and I...
I pray that something picks me up and
Sets me down in your warm arms.

Il tomba dans les escaliers, s'esquinta les genoux et attira le regard de quelques ivrognes, mais on le laissa sortir sans problème. L'air frais lui fouetta le visage et la pluie le trempa en quelques secondes. Il se mit face au mur de la taverne, à quelques mètres de l'entrée, posa ses mains dessus pour ne pas perdre l'équilibre, et vomit.

Il s'écroula sur le sol froid quelques mètres plus loin... A des kilomètres d'où se trouvait Emily en ce moment.

I pray that something picks me up and
Sets me down in your warm arms.

Spoiler:

Il faisait nuit noire. La Tempête battait son plein, mais Liam était à l'abri du vent de ce côté-ci de la Taverne. Il était assis à même le sol, contre le mur. Sa tête reposait négligemment dessus et il regardait les éclairs qui déchiraient l'épaisse couche de nuages obscurs, le visage tourné vers le ciel, inondé de gouttes de pluie froides et de larmes, plus salées.

C'étaient des pleurs silencieux, sans trémolos, sans grimace. C'était juste un regard vide, un visage presque paisible, et la peine qu'on laissait aller. C'était juste de la détresse.

Tout lui semblait plus calme, ici. La pluie tombait au ralenti, fouettant vaguement son visage, le rafraichissant. Et Liam pouvait finalement penser avec un semblant de lucidité.

Il avait agi comme un enfant. Depuis le début. Depuis cette fameuse soirée dans la grange, celle qui avait tout chamboulé. Et dire que ce n'était que la veille. En niant l'évidence, Liam ne s'était pas comporté comme l'homme qu'il était censé être, à 23 ans. Peut-être que cela lui avait permis de ne pas complètement perdre la face, et de rester raisonnable au moment voulu, à savoir face à Cael. Et puis... Emily avait eu l'air tellement mal. Et lui-même s'était senti tellement déboussolé d'un coup ! Il avait été plus simple de tout refouler, pour rester calme, pour pouvoir continuer de réfléchir.

Mais c'était idiot. Car maintenant, il en voyait les conséquences. Tout ce que cela lui avait apporté, c'était un peu de répit. Juste un peu de temps avant de dégénérer complètement, avant d'en venir à se saouler carrément, sans même avoir de but précis... Avant de se retrouver dans une chambre à moitié nu, une inconnue sur lui en train de le tripoter.

Il aurait du l'accepter dès le début, l'évidence. Plutôt que de chercher à garder le contrôle comme ça -car ce n'était tout bonnement pas indéfiniment faisable, et qu'il se serait de toute manière fait rattraper par les événements un jour ou l'autre- il aurait du reconnaitre la vérité, et assumer. Cela aurait surement été douloureux, mais à quoi bon se leurrer ?

Il était adulte, maintenant. Il devait être capable de ce genre de choses. Il devait être capable de reconnaître la vérité quand il l'avait sous les yeux, et de l'accepter comme elle était, plutôt que d'essayer de refaire le monde comme un chevalier de Conte de Fées.

Emily s'était prostituée pendant des années. Même en pensée, c'était la première fois que Liam se le formulait vraiment. C'était cruel, c'était douloureux, mais c'était la vérité. Il n'en avait rien su, il n'avait pas eu le pouvoir de la protéger. Ça aussi, c'était cruel et injuste, mais c'était également la vérité. C'en était assez de toutes ces suppositions d'enfant, où dans un Monde merveilleux, Emily, encore innocente, épousait l'homme de ses rêves et ne s'unissait qu'avec lui. C'en était fini aussi de ce Monde, encore meilleur, où Liam avait le rôle de cet homme-là.

Car même s'il l'aimait, profondément, sincèrement, et de tout son être, et même si c'était réciproque -et il voulait croire que ça l'était, il voulait croire qu'elle avait pensé ses mots, qu'ils n'avaient pas été le fruit de la panique- ils étaient les prisonniers du Monde réel. Et dans ce monde-là, on avait brutalement volé la virginité d'Emily quand elle avait 14 ans. Et dans ce monde-là, on l'avait privée d'un bonheur qu'elle méritait pourtant, et on l'avait contrainte à mentir, à dissimuler, à connaître la violence et la haine.

D'autres hommes... Des dizaines d'hommes lui avaient fait l'amour. Non. Ce n'était pas ça. C'était bien plus bas, et dégradant. Ce n'était pas aimer, ça. C'était... baiser. Cela ne servait à rien de se leurrer, car même si c'était déchirant, même si d'un coup, il en avait le souffle coupé, et le cœur en lambeaux, et des larmes qui inondaient à nouveau ses joues, ça aussi, c'était la vérité.

L'autre vérité, putain d'ironie du sort, c'était que lui-même, le gentil Liam, le bon petit samaritain parfait, il y a de ça une heure, à l'étage de cette sordide taverne, il aurait très bien pu baiser une inconnue, lui aussi. Et qu'est-ce qu'il aurait fait, en partant ? Il l'aurait dévisagée, il aurait vu qu'elle riait beaucoup moins, car ce n'était qu'un rôle, tout ça, car elle le répétait chaque soir, chaque heure, pour chaque client ? Et il aurait cruellement posé quelques pièces sur la table de nuit ? Putain d'ironie du sort. Voilà où ça l'avait mené, de vouloir perdurer dans son univers où il suffisait d'aller trouver le méchant et de le punir gentiment pour faire justice, sans jamais qu'il n'y ait de conséquences. Sans jamais que celle que tu aimes se trouve derrière toi et finisse par se faire enlever, juste parce que tu n'es pas assez prudent, trop con, trop faible et trop immature.

Liam sortait grandi de cette malheureuse histoire, en vérité. Même si pour l'instant, il n'était pas vraiment en forme, et qu'il était en fait carrément mal en point, la situation lui paraissait plus translucide. Il regardait ses mains, maintenant. Ses mains trempées, qu'il serrait jusqu'à ce que les jointures de ses doigts blanchissent dans la pénombre, et qu'il desserrait ensuite, paumes vers le ciel. Ses mains qui n'étaient plus celles menues d'un garçon, mais celles puissantes d'un homme.

Et les prunelles bleues de Liam se perdirent encore dans le noir du ciel. Et quand un nouvel éclair vint troubler la quiétude, il trouva l'impulsion suffisante pour se lever, et le courage nécessaire pour affronter le Destin, si une telle chose existait.

Demain, il commencera à la chercher. Il attendra des jours s'il le faut, il aura la patience suffisante. Et quand ils se retrouveront enfin, il lui dira tout de ses pensées. Il lui dira toute la vérité, il n'aura plus de secrets pour elle.

Cette nuit, il allait rentrer chez lui pour y trouver son père, et s'expliquer avec lui, car il y avait surement des choses que le pauvre Frederick cherchaient à comprendre, en ce moment-même.

Pour l'instant, il se dirigeait, d'un pas encore incertain, vers les Bois, par lesquels il allait passer pour gagner plus vite la Maison.

Alors qu'il commençait à marcher, la pluie cessa, ne laissant plus que le vent et la foudre comme acteurs de la Tempête. Le Bois se profilait à l'horizon. Cette nuit-là, c'était la nuit sans lune du 5 mai 1814.


Fin.