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Cela faisait quelques jours qu'Alexander était allé visiter les Handilton. Enfin, les Handilton... Mademoiselle Ronson aurait-il dû dire car à défaut de croiser Monsieur et Madame, c'était une jeune femme plutôt renversante qui avait croisé sa route !
Il fallait toutefois se l'avouer, il avait été plutôt soulagé de remettre ces formalités à plus tard. C'était un peu lâche de sa part mais il se donnait encore quelques jours pour y remédier.

Malheureusement pour ses bonnes résolutions, le récent avis de tempête l'obligeait à repousser encore plus l'échéance. Et là, à coup sûr, l'accueil des Handilton risquait d'être plus que glacial... Bien, il lui fallait donc sortir aujourd'hui afin de se rendre chez eux, coûte que coûte !
Depuis la fenêtre du salon, il regarda le ciel qui ne s'assombrissait encore pas trop. A pieds, en coupant un peu, il y serait en une bonne heure, avant que la pluie ne commence à tomber, du moins c'est ce qu'il voulait croire.

Il hésita quelques instants encore, point vraiment convaincu à abandonner sa demeure bien chaude pour un extérieur qui menaçait de se déchainer d'un instant à l'autre. Puis, il se résigna et alla enfiler son manteau long. Il le passa et une nouvelle fois, il abandonna l'idée de partir avec un chapeau qu'il sèmerait au premier coup de vent.

Un bon quart d'heure plus tard, il marchait sur la route quand tout à coup, une rafale de vent lui ramena quelque chose en plein visage. D'abord aveuglé, il finit par attraper l'objet importun et le considéra, songeur. Il s'agissait d'un chapeau de femme. Il se félicita de ne pas avoir emporté le sien.
Mais où était donc la propriétaire ? Il regarda autour de lui et n'apercevant personne, il continua à avancer. Bientôt une silhouette légèrement boitillante se dessina. La jeune personne semblait avoir du mal à marcher, le vent étant contre elle. Alexander avança encore, ses mèches de cheveux rabattues tout autour de son visage. Il tenait le chapeau fermement, de peur qu'il lui échappe.
La jeune femme montra une expression soulagée quand elle vit qu'il avait récupéré son bien. Elle accéléra son pas, malgré sa canne mais bientôt, stoppa tout à fait. Elle eut l'air effrayée. Il se dit que c'était simplement le sentiment naturel d'une jeune femme face à un homme inconnu, au milieu de nulle part mais quelque chose dans son expression le mettait mal à l'aise.

Il la rejoignit cependant, en quelques enjambées et vu qu'elle ne disait rien, il parla le premier, en lui tendant le chapeau :

- Ceci est bien à vous, Miss ?

Comme s'en doutait Gabrielle, il ne la reconnaissait absolument pas... Comment voir dans cette femme au visage fermé, l'enfant qu'il avait croisée à quelques reprises ? Une enfant qui n'était guère joyeuse à l'époque, mais rien de là bien indicatif. Ne rencontrons-nous pas nombre de chérubins malheureux ? Alexander avait en effet approché l'oncle de Gabrielle, lorsqu'il avait passé ses années de désespoir à Londres. Il avait alors fréquenté beaucoup de lieux de mauvaise vie, comme des tripots où l'on occupait ses soirées et parfois même ses journées entières à boire et à jouer son argent. Pimbleton en avait été navré à l'époque, mais son neveu s'était adonné à ces loisirs peu recommandables, coulant une bonne partie des revenus que le brave homme lui envoyait. Mais il était compréhensif et il pensait qu'il fallait que la jeunesse se passe, et que le chagrin s'en aille avec. Ce dernier ne s'est jamais en allé bien loin, mais MacLean apprit peu à peu à profondément l'enfouir et à n'en plus rien laisser paraître.

Mais, en ces heures sombres, il avait frayé auprès de l'homme qui s'amusait à terroriser sa nièce et à la battre. Rencontré lors d'une partie de cartes, il avait été son ami de beuverie, ce qui pouvait expliquer qu'il n'ait d'ailleurs aucun souvenir très précis de Gabrielle. Toutefois, il avait fini par ne plus le côtoyer, s'apercevant que bien loin de n'être qu'une pauvre âme vagabonde, comme lui, cet homme était profondément mauvais. Il s'en était rendu compte lorsqu'il avait levé sa main rougeaude sur l'enfant qu'on lui avait pourtant confiée. Ce jour-là, Alexander avait été choqué et avait décidé de mieux choisir ses fréquentations à l'avenir. Pimbleton était mort quelques mois plus tard et MacLean était retourné à Edimbourg, oubliant ces épisodes peu glorieux.

Bien entendu, aucun de ces souvenirs ne ressurgissait à l'orée de sa mémoire, bien loin qu'il était de se douter qu'il s'agissait de la même enfant, avec quelques années de plus. Il afficha donc un visage bonhomme lorsqu'elle s'approcha mais ne put s'empêcher de se rembrunir à sa vue. Elle portait un visage d'une lividité alarmante et lorsqu'elle le remercia, tout en reprenant son chapeau, il aurait bien cru qu'elle tremblait. Était-ce simplement là la frayeur d'une jeune femme qui se retrouve sur des chemins éloignés avec un homme inconnu ? Alexander aurait pu jurer que non, car elle lui jetait un regard plus que froid.
Ayant perdu son allant, il ne put que lui répondre un rapide :

- Mais je vous en prie...

Laissant là les formules de politesse à rallonge qui auraient dû suivre. Il ne savait pas pourquoi, mais il rechignait à clamer son identité. Il n'en fit donc rien et il aurait également prit congé, aussi vite et abruptement que le lui dictait son instinct si la bourrasque ne lui avait fait perdre l'équilibre. Il n'était pas assez interloqué pour en oublier tout savoir vivre et il commit un geste plus que naturel qui fut de lui prendre le bras afin qu'elle ne tombe point. Il l'avait fait avec le plus de douceur possible. Toutefois, il ne s'attarda pas et la lâcha, après qu'elle se fût stabilisée. Il la regarda un peu étrangement, comme s'il pouvait lire une quelconque réponse sur son visage, mais il n'y vit qu'un profond mépris. Il fronça les sourcils et ne trouva rien à dire. Il se tenait là, un peu à l'image de l'âne de Buridan, coincé au milieu de sa propre perplexité, les cheveux en bataille à défaut de crin.
Il fallait pourtant dire quelque chose, meubler ce silence glacé et venteux :

- Je n'aurais pas dû prendre ce chemin, le temps se dégrade de plus en plus...

Il l'avait plus prononcé pour lui même que pour elle. Comme pour confirmer ses paroles, le vent souffla plus fort encore. Lui-même avait du mal à tenir sur ses jambes. Quelques lourdes gouttes de pluie vinrent s'écraser sur eux, annonçant le déluge qui suivrait. Ils étaient loin de tout, mais pas très loin de chez lui. Toutefois, comment proposer à quelqu'un qui vous montre un visage si hostile d'entrée de jeu de venir s'abriter dans votre demeure ? Il hésita un peu mais une nouvelle bourrasque les fit vaciller :

- Ça ne risque plus de s'arranger à présent. Je me nomme Lord MacLean, je n'habite pas très loin et........

Le vent couvrit ses paroles, comme pour lui interdire d'aller plus loin. Il avait l'impression d'ailleurs que le visage de la jeune femme s'était assombri à l'écoute de son nom... Mais ce devait être une erreur, elle n'avait certainement rien entendu.

Vu le regard qu'elle lui avait offert, il ne faisait aucun doute qu'elle avait compris son nom et qu'elle avait quelque chose à lui reprocher. Peut-être le prenait-elle pour quelqu'un d'autre ? Ou lui avait-il manqué de respect en arrivant en ville, ne la saluant pas et faisant ainsi montre d'une certaine goujaterie. Il ne se souvenait rien de tel mais après tout, il n'était pas toujours très attentif. Toutefois, en y regardant de plus près, il aurait juré avoir déjà croisé ce regard menaçant qui vous piquait comme de l'acier. Il n'arrivait pas à se rappeler où mais il en était à présent certain.
Elle ne répondit pas et ne lui livra pas son nom, ce qui arrêta là ses hypothèses sur le sujet. La tempête s'annonçait réellement, commençant à gronder et à les oppresser de toute parts. Le vent se faisait beaucoup plus cinglant et lui-même ne se sentait plus aussi assuré sur ses jambes qu'il y avait encore un quart d'heure. Il en conçut une certaine crainte. Il fallait rebrousser chemin au plus vite. Elle confirma sa pensée et il se rapprocha d'elle afin de ne pas trop avoir à crier pour lui répondre. Il y fut malgré tout contraint, car le vent venait de redoubler d'intensité. Les cheveux dans les yeux, il les écarta d'un geste, et essuya d'un revers de manche la pluie qui commençait à ruisseler sur son front :

- Venez ! Je n'habite pas très loin.

Ses sens aiguisés par la situation oppressantes n'oublièrent pas de lui signifier une nouvelle fois que cette femme ne l'aimait guère et qu'il serait mal venu de se trouver en sa présence, coupé de tout, au beau milieu du déluge, même chez lui. Mais il fallait avancer et il ne connaissait pas d'endroit neutre plus proche. De plus, il fallait qu'il comprenne ce qui lui valait une réaction si farouche. Son esprit vagabonda encore quelques secondes, vers les environs de Londres. L'avait-il éconduite à l'époque ? Non, elle était bien trop jeune pour cela. Il n'arrivait pas à replacer ce regard dans ses souvenirs. Il secoua un peu la tête, autant pour se défendre de l'eau qui tombait dans son cou et lui glaçait les os que pour chasser ces devinettes stériles.

Il décida de la soutenir, malgré tout, même s'il fallait pour cela que leurs corps se côtoient de près car il ne voulait pas qu'ils mettent trop longtemps à atteindre le domaine. Il lui prit donc le bras, délicatement au début mais raffermit son emprise afin de ne pas la lâcher alors qu'ils commençaient leur lente progression vers sa demeure.
Le vent les giflait de plus belle, les faisant vaciller comme deux personnages ivres. La pluie ne cessait plus et le ciel s'était assombri, menaçant. Bientôt, un éclair zébra le ciel et peu de temps après, un coup de tonnerre retentit.

Il fallait accélérer la cadence. Être au beau milieu d'un chemin boisé était plus que dangereux si les éclairs continuaient à tomber. La mort par la foudre n'était pas vraiment au programme ! Il lui tira un peu plus fort le bras, en essayant de ne point lui faire mal, pour la faire marcher plus vite. Il savait bien que sa progression était ralentie par son boitillement... Malheureusement, ils étaient d'une lenteur accablante. Il lui demanda, criant un peu à son oreille :

- Vous sentez-vous le courage de courir ?

Le courage et surtout la force. Les éléments continuaient à se déchaîner, ultimatums aux propos d'Alexander. De toute manière, il venait de s'y résoudre, s'ils n'étaient pas assez rapides, il la porterait. Elle n'était pas bien épaisse et il préférait encore recevoir la foudre de ses yeux plutôt que la foudre des cieux.